• Chapitre 3

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      Chapitre 3Publié le 31/01/2020

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    Chapitre 3

    Chapitre 3

            Cette nuit-là, le sommeil ne vint pas. Merlin contempla les murs tachés de sa chambre et le balancement des bouquets d'herbes en train de sécher, les paupières lourdes et piquantes, refusant de céder à la résignation qui pulsait tristement contre son cœur. Au matin, tout reprit son court et il s'efforça de mettre derrière lui les propositions aberrantes de Gaius, d'ignorer son cœur brisé et la voix moqueuse en lui qui criait qu'il méritait son sort. Il retourna aux côtés d'Arthur comme si rien ne s'était passé et qu'il n'avait pas passé des heures à contempler l'idée d'être prisonnier à jamais de son secret.

             Le soir venu, il chercha les papiers de la chanson qu'il avait commencée la veille, prêt à les déchirer ou les jeter au feu, mais ne les retrouva pas. Il abandonna ses fouilles après quelques minutes, tomba de fatigue et s'endormit à la seconde où sa tête toucha l'oreiller.

             La chose lui était entièrement sortie de l'esprit lorsqu'il vint trouver Arthur le lendemain matin. Comme souvent, le roi était déjà levé et habillé, attablé à son bureau, plume en main. Merlin posa le déjeuner sur la table. Aucune réaction. Tiens. Curieux. Habituellement, la simple entrée de son valet suffisait à le tirer de ses papiers. Aux premiers pas de Merlin dans la pièce, Arthur était debout, ravi d'avoir une excuse pour s'extraire momentanément des devoirs royaux. Intrigué, Merlin se rapprocha. Les parchemins devaient être sacrément importants pour retenir ainsi l'attention du souverain... Peut-être étaient-ce des nouvelles de la patrouille ? De Keu et Bédièvre ? Ou bien une réponse de Mithian ? Si tôt, cela serait tout de même étonnant... Il se pencha, allongea le cou. L'écriture était sacrément brouillonne pour un document officiel. L'encre, complètement étalée à des endroits. Il y avait même un trou dans le cuir ! Quel genre de noble ne savait même pas se servir d'une boîte à sable ? Même Merlin avait maîtrisé la technique. Enfin, presque maîtrisé. À peu près. Il y avait encore des ratés. Quelque fois. Souvent. Qu'importe ! Ce n'était pas le sujet, bon sang. Qu'est-ce que c'était que ce machin ?

            Arthur remarqua son petit manège et releva les yeux. Merlin oublia immédiatement son jeu. Le roi avait l'air secoué. Non, pas secoué. Il connaissait cette moue. Arthur était... ému ? Il était presque certain que ses yeux s’étaient embués. Minute. Pourquoi diable aurait-il été ému de lire des documents royaux ? Mais qu'est-ce que c'était que ce papier, à la fin ?

    « Merlin ? quémanda le roi d'une voix étrangement douce, tournant le parchemin vers son serviteur. »

            Sa première réaction fut la satisfaction d'avoir enfin accès à la page. Puis, il baissa les yeux. Et, enfin, reconnut le parchemin. C'était son écriture. Son brouillon, son esquisse de chanson, probablement glissée par inadvertance avec le reste de son discours.
     
    « Ah.
    — Tu m'expliques ? »

            Merlin cligna des yeux plusieurs fois. Comment était-il censé expliquer ça ? Comment dire à son souverain qu'il était le héros de l'immense majorité de ses compositions ? Comment lui avouer que ces pattes de mouches n'étaient qu'un infime fragment de tout ce qu'il avait pu écrire depuis dix ans ? Mais quel crétin il faisait. Oublier un palimpseste dans une liasse. Gaius avait raison, c'était un miracle qu'il ne se soit pas déjà dénoncé par mégarde.

    « Tu... écris ? Sur moi ? »

            Merlin inspira profondément. Décida de jouer la carte de l'honnêteté.

    « C'est une partition, Sire, avoua-t-il. Je compose de temps en temps.

    — Tu composes de temps en temps.

    — Rien d'extravagant hein, juste des petites ballades, des rondeaux, ce genre de trucs.

    — Ce genre de trucs. »

            Il ne put se retenir de pouffer.

    « Bon sang mais il y a de l'écho ce matin !

    — Eh, donne-moi un peu de crédit, rétorqua le roi, je découvre que mon valet incompétent passe ses soirées à écrire des chansons à ma gloire, j'ai droit à quelques minutes pour me faire à l'idée ! »

            Arthur souriait, l'air infiniment ravi de sa petite découverte. Merlin roula des yeux. Il allait en entendre parler pendant des années.

    « Ce ne sont pas que des chansons à votre gloire, espèce d'arrogante tête de louche, j'écris aussi sur Camelot, sur la Table Ronde, sur le royaume, sur d'autres choses que votre royal derrière ! Et franchement, vous avez de la chance que ce soit celle-ci que j'aie oubliée. C'est loin d'être la meilleure. Il faudrait que vous jetiez un œil à La Chausse Puante du Prince ou Le Roi Tête de Chou, vous verriez, ce sont des épopées formidables et là, vous auriez un vrai aperçu de mon génie. »

            Arthur éclata de rire. Merlin se mordit les lèvres pour s'empêcher de sourire. Il allait perdre toute crédibilité s'il se joignait à l'hilarité du roi. Mais qu'il était dur de résister à l'allégresse qui enflait dans sa gorge, perlait sous ses joues et les tirait délicieusement. Qu'il était difficile de résister à l'image que renvoyait son souverain, sincèrement heureux et amusé, la tête tombée en arrière et une main posée sur son ventre. Et que n'aurait-il pas donné pour que cet instant ne s'arrête jamais.

    « Par les dieux Merlin, tu m'en fais vraiment voir de toutes les couleurs.
    — Encore un de mes nombreux talents. »

            Le roi pouffa, se releva de sa chaise et quitta l'orbite de son bureau. Il attrapa le plateau d'argent posé sur la table, enfourna pain et fromage dans sa bouche, glissa une pomme dans la poche de son veston et se dirigea vers la porte.

    « Avec la composition, a priori, glissa-t-il avec amusement. Allez viens, aujourd'hui c'est moi qui dirige l'entraînement et je suis d'humeur à te poursuivre avec un goupillon. »

            Merlin roula à nouveau des yeux. Récupéra les restes du repas royal, vola discrètement le morceau de tomme qui avait échappé aux doigts d'Arthur, débarrassa un gambison échoué sur le dos d'une chaise et fit un rapide tour des appartements pour établir ses corvées de la journée. Alors qu'il pensait le roi déjà sorti, la voix de ce dernier s'éleva de la porte. Une main sur la poignée, il sourit à son serviteur.  

    « Et, Merlin... Si jamais tu la termines, cette chanson, j'aimerais bien l'écouter. »

            Par chance, il fila aussitôt et ne vit pas les yeux de son valet s'agrandir et ses joues s'empourprer.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            L'idée le travailla toute la matinée. Chanter pour son roi. Reprendre et terminer une chanson qu'il avait débutée sur un coup de tête mais qui avait réussi à suffisamment intriguer Arthur pour qu'il lui glisse de la continuer. S'asseoir face à lui, jouer du luth. Et chanter. Chanter pour son roi. Une chanson qu'il avait lui-même écrite.

            Il ne parvenait pas à s'en remettre.

            Il fallut, bêtement, plusieurs heures à Merlin pour comprendre que la perspective le rendait heureux. Chanter pour son roi. Chanter pour Arthur. Oh que oui, il allait la terminer, cette chanson.

    « Merlin ? » 

            Il fut brutalement ramené à la réalité par Gauvain qui agita sa main sous son nez. Il avisa son ami, debout à côté de lui, surveillant d'un œil les combats des autres chevaliers autour d'eux.

    « Pardon, tu disais ?

    — Tu es vraiment dans la lune ces derniers temps, tu es sûr que tout va bien ?

    — Je suis pas dans la lune, rétorqua-t-il, j'aurais mille autres choses à faire, mais au lieu de quoi je suis ici dans le froid et JE ME GÈLE ! »

            Il cria volontairement les derniers mots et Arthur, de l'autre bout du terrain, en pleine explication d'une manœuvre délicate à l'épée, tourna la tête dans sa direction pour hurler en retour qu'il n'avait qu'à accepter de lui servir de cible s'il voulait se réchauffer. Merlin lui tira la langue dès qu'il eut le dos tourné. Gauvain à ses côtés ricana, dansant malgré tout d'un pied sur l'autre. L'hiver refusait de quitter le château et le moral des soldats commençait à en être affecté.

    « Je te disais donc, reprit Gauvain, que j'étais simplement allongé sur mon lit quand Gyb...

    — Oh non non non non, s'interposa Merlin, encore tes chats ?

    — Mais faut que je te raconte ce qu'il m'a fait la nuit dernière ! »

            Le chevalier était intarissable sur les aventures des petites boules de poil. Au moins, se dit Merlin, Gauvain n'avait plus de problème de rats. En bonus, il avait a priori gagné quatre minuscules machines à catastrophes et aurait été prêt à déclencher un duel avec quiconque oserait châtier les chatons pour l'avalanche de dégâts qu'ils causaient au quotidien. Il était presque sûr que la cuisinière allait finir par en parler au roi. La discussion s'annonçait divertissante.

            Merlin soupira intérieurement. Peut-être devrait-il prévenir Arthur avant que Dirce la Dangereuse, comme la surnommaient les serviteurs, ne débarque en furie en audience un matin et ne réclame le droit de cuisinier du chat. Mais... les récits enthousiastes et inépuisables de Gauvain étaient aussi drôles que touchants. En quelques jours, le chevalier était parvenu à lasser tout le château avec les aventures de ses félins. Seul Merlin ne l'avait pas encore expressément fait taire. En toute honnêteté, il aimait ces histoires rocambolesques qui se terminaient toujours par Gauvain retrouvant le chaton fautif et le punissant à grands renforts de gratouilles. Il y avait quelque chose de doux et d'inoffensif dans ces péripéties. Quelque chose qui le soulageait quelque peu du poids de plomb du destin sur ses épaules, le laissaient rêver à un monde où la vie aurait pu être aussi simple, où il aurait pu courir dans un couloir fraîchement lavé avec des pattes terreuses, s'endormir dans un panier de linge propre ou dévorer les chapons du banquet.

            Il fut toutefois épargné d'écouter les aventures journalières de Gyb-le-chaton par l'approche d'un chevalier. Sauvé par le gong. Ou tout du moins, par l'une de ses incarnations humaines, ricana-t-il intérieurement. Perceval les salua tous deux d'un signe de tête et rangea son épée dans le présentoir derrière Merlin. Il fronça les sourcils, dévisagea Gauvain et, à l'instant où l'autre homme allait ouvrir la bouche, sans aucun doute pour entamer un récit de catastrophes félines, déclara :

    « Au poil, ton histoire. »

            Merlin dévisagea Gauvain. Gauvain dévisagea Merlin. Tous deux regardèrent Perceval. Perceval les regarda sans ciller. Et tous trois éclatèrent de rire.

            Merlin se tenait les côtes, Gauvain avait roulé sous le banc et Perceval, appuyé sur son épée plantée dans l’herbe, penchait sérieusement en avant lorsqu'un messager surgit sur le terrain, le souffle court, le visage rouge de froid et d'effort.

    « SIRE ! »

            Trop loin pour entendre le contenu de l'échange, Merlin ne parvint à comprendre que « conseil d'urgence » dans les mots trébuchants du serviteur. Arthur congédia l'homme et chercha son valet des yeux parmi les chevaliers.

            Soudain, Merlin ne riait plus. Il rattrapa Arthur en quelques foulées et tous deux disparurent hors de l'entraînement.  

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            La cour était déjà rassemblée dans la salle. Guenièvre, droite et assurée, assise sur l'un des trônes. Arthur la rejoignit, fit signe à ses conseillers de parler. Il y eut des regards échangés, un murmure. Une hésitation partagée par l'ensemble des serviteurs. Finalement, ce fut Gaius qui se détacha de la foule et s'avança, menton baissé et sourcils froncés.

    « Sire, je suis hélas porteur de funestes nouvelles. »

            Merlin, qui s'était glissé comme à son habitude dans les ombres derrière le fauteuil royal, sentit Arthur se tendre.

    « La patrouille menée par les seigneurs Keu et Bédivère a été attaquée, annonça le médecin. Le seigneur Bédivère est à mes soins, grièvement blessé. Deux autres soldats sont revenus et leur état aura besoin d'être finement surveillé. »

            Le silence tomba. L'espace de quelques secondes, on n'entendit plus que le tintement lointain des épées des soldats qui continuaient l'entraînement, oublieux, sur le terrain derrière le château.

    « Et les autres ? demanda finalement Arthur d'une voix blanche. »

            Gaius hocha négativement la tête. Durant une pleine minute, la salle tout entière baissa les yeux, endeuillée, le souffle rythmé sur les respirations sagement contrôlées du roi. Sur les accoudoirs, ses doigts s'étaient crispés et agrippaient si fort le bois que ses jointures avaient blanchi. Merlin savait qu'il luttait pour garder ses émotions sous contrôle et paraître le plus mesuré possible aux yeux de la cour.

    « Votre Majesté, osa timidement un jeune chevalier en s'avançant vers lui, un étrange amas de tissu rouge serré dans les mains, le seigneur Bédivère a... rapporté ceci. »

            Il ne devait pas avoir plus de vingt ans et tremblait comme une feuille malgré ses efforts pour dissimuler son état. Droit comme un i, fermement planté sur ses deux pieds et le menton haut, ses yeux étaient toutefois rouges et bouffis. Galaad, si la mémoire de Merlin était correcte. L'un des plus jeunes chevaliers qu'Arthur ait adoubé depuis son couronnement et l'un des rares guerriers de Camelot avec Gauvain à pouvoir se vanter d'avoir un jour vaincu le roi en duel à l'épée. Mais Galaad, malgré toute sa bravoure et son talent, n'avait encore jamais eu à subir la culpabilité de se retrouver vivant là où des frères étaient tombés. Peut-être avait-il même perdu des amis dans la patrouille.     
     
            Il déroula l'étoffe pourpre, brodée de l'écusson des chevaliers. Une cape, comprit Merlin. Et, lovée au centre du nid écarlate, l'épée de Keu.

            Cette fois-ci, le hoquet d'Arthur fut immanquable.

            Merlin serra les dents. Si Bédivère avait ramené l'épée de son ami, cela ne pouvait signifier qu'une chose ; son corps n'était pas transportable ou trop défiguré pour être dignement exhumé. Mais qui étaient ces bandits ? Des tortionnaires ? Comment avaient-ils pu vaincre deux combattants aussi doués que Keu et Bédivère ?

    « Merci, Galaad, murmura Guenièvre. »

            L'épée fut empoignée par un serviteur puis disparut dans la foule. Arthur hocha la tête. Les rares murmures se dissipèrent.

    « Le conseil se réunira de nouveau dans une heure, déclara-t-il d'une voix ferme. En attendant, vous pouvez disposer. »

            Les chevaliers s'inclinèrent. Galaad fut attrapé dans l'embrassade d'un de ses frères d'armes. Tous quittèrent la pièce.

            À l'instant où le dernier conseiller passa les lourdes portes, les épaules d'Arthur s'affaissèrent. Il bascula en avant et se rattrapa contre ses mains. Guenièvre et Merlin se précipitèrent vers lui d'un même mouvement. Mais Arthur ne pleurait pas. Penché sur son trône, la tête plongée entre ses paumes, le souverain respirait fort, profondément, mais refusait de céder au chagrin. Merlin s'écarta. Gwen se rapprocha, posa une main sur son épaule, la glissa entre ses omoplates.

    « Arthur... murmura-t-elle.

    — J'avais un pressentiment, baragouina-t-il, je le sentais, qu'il y avait quelque chose de fondamentalement pas normal dans tout ça. J'aurais dû prendre plus de précautions. »
     
            Merlin se mordit l'intérieur des joues. Quelques jours plus tôt seulement, il avait convaincu Arthur que ses chevaliers s'en sortiraient. Mais une fois de plus, semblait-il, il était condamné au mensonge. C'était lui, qui aurait dû prendre plus de précautions. Lui qui aurait dû suspecter le pire, enquêter plus, surtout après qu'Arthur lui avait confié ses doutes.

    « Tu as pris toutes les précautions que tu as pu, démentit immédiatement la reine, ce n'est pas ta faute. Ce sont ces bandits beaucoup trop puissants qui sont coupables, pas toi. »

            Merlin fronça les sourcils à la formulation de Gwen. Elle avait raison ; de simples brigands des chemins n'auraient jamais pu massacrer une pleine troupe de soldats et de chevaliers. Et si... s'il y avait un sorcier parmi ces scélérats ? Comment expliquer autrement qu'une vingtaine d'hommes soit ainsi décimée ? Arthur sembla parvenir à la même conclusion et releva la tête.

    « Il va falloir que l'on éclaircisse cette histoire au plus vite, décréta-t-il d'une voix forte pour cacher le fait qu'elle chevrotait malgré lui, quitte à ce que j'aille moi-même à Balor voir de quoi il en retourne et faire payer ceux qui s'en prennent à mes hommes. »

            Guenièvre resta silencieuse. Tous trois partageaient une même certitude : il y avait quelque chose d'anormal dans ces évènements. De simples bandits ou contrebandiers n'auraient jamais pu commettre une telle atrocité. Encore moins en si peu de temps.

    « Merlin, appela Arthur. »

            En deux pas, il était face à son roi.

    « Va voir Bédivère, aide Gaius au besoin, puis revient dès que tu peux. Je veux que tu sois là dans une heure pour le début du conseil. »

            Son valet faillit protester. Il n'aimait pas laisser Arthur dans un tel état de vulnérabilité. Mais Guenièvre était avec lui, se rappela-t-il. Il ne pouvait rien faire de plus ; le mal était fait. C'était trop tard. Keu et les soldats étaient morts et rien ne pourrait les ramener.

            Il hocha la tête et sortit à son tour. La voix dans son esprit ne put s'empêcher de lui chuchoter qu'Arthur l'avait peut-être congédié justement pour qu'il ne le voie pas craquer.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Les appartements de Gaius étaient sens-dessus-dessous, comme cela était souvent le cas lorsque le médecin accueillait un patient en urgence. Des pots et des livres avaient été éjectés de leurs étagères et reposaient tristement à terre, renversés. Le brancard probablement utilisé pour acheminer Bédivère demeurait abandonné en plein milieu de la pièce, taché de sang. Les deux occupants, oublieux ou inattentifs au désordre autour d'eux, ne l'entendirent pas entrer. Daegal, penché sur une table, semblait en pleine concoction d'un cataplasme cicatrisant, s'il en croyait les pétales de camomille perchés dans ses boucles brunes décoiffées et l'odeur âpre qui se dégageait de son mortier. Ses mains ne cessaient de s'accrocher dans ses cheveux, battre la mesure nerveusement sur le bord du meuble, racler du bout des ongles le couvercle d'un pot. Gaius, quant à lui, penché au chevet de Bédivère, respirait le calme et la concentration, une main sur l'abdomen ensanglanté du chevalier. Tous deux relevèrent la tête lorsque Merlin poussa la porte et que celle-ci gémit comme une chèvre mécontente.

    « Merlin ! s'exclama le jeune apprenti, immédiatement debout pour le saluer.
    — Deagal, atten... tenta-t-il de prévenir. »

            Le mortier se renversa. En se redressant, la manche de Daegal coincée sous le pot avait entraîné son contenu à passer par-dessus bord.

    « ...tion, termina-t-il vainement. »

            Le jeune homme se confondit en excuses, tenta de rattraper sa bêtise comme il le put. Merlin s'adoucit. Il se retrouvait en Daegal. Revoyait en lui son excessive volonté de bien faire, son enthousiasme maladroit et les indénombrables gaffes qui lui avaient valu plus d'une fois les remontrances de Gaius. Il était devenu l'apprenti du médecin quelques mois plus tôt et Merlin s'était rapidement attaché à sa candeur et son désir sans faille de prouver ses compétences. Était-ce cela, se demandait-il souvent, que Gaius avait vu en lui lorsqu'il avait débarqué à Camelot ? Était-ce pour cela que Daegal lui inspirait confiance ?

            Pourtant, il savait peu de choses sur le jeune homme. Fils unique, roturier mais suffisamment lettré pour savoir déchiffrer les manuscrits médicaux vernaculaires comme latins, il semblait parfois avoir bien plus que ses dix-sept ans. Merlin avait deviné, à l'air hanté et terrifié qu'il avait pris lorsque le sujet avait été amené par Gaius, que sa mère avait probablement été exécutée par Uther pour sorcellerie. Étrangement, il avait aussi développé une sorte d'admiration pour Merlin que ce dernier peinait à comprendre. 

    « Daegal, tu veux bien aller me chercher de l'eau claire ? s'interposa finalement Gaius lorsqu'il comprit que le garçon s'embourbait dans son erreur et allait finir par mettre le feu à sa préparation. »

            Son apprenti s'inclina face à Merlin, qui lui avait pourtant répété mille fois d'arrêter de lui faire des courbettes, il n'était pas un noble ni un courtisan, bon sang, saisit l'anse d'un seau à la volée puis partit en courant, a priori trop heureux de pouvoir passer ses nerfs dans une tâche utile.

            Daegal sorti, Merlin se rapprocha de la paillasse où Bédivère avait été allongé.

    « Est-ce que tu as besoin que je... que j'aide ? chuchota-t-il avec un air entendu.
    — Ce soir, répondit Gaius sur le même ton. Sa tête et son cou guériront, je n'en ai aucun doute. Mais la blessure à son ventre m'inquiète. »

            Enfin, il baissa les yeux. Bédivère était effectivement dans un sale état. Blanc comme un linge, la respiration lente et laborieuse, il semblait lutter pour rester conscient. Il était si étrange, pensa bêtement Merlin, de voir le visage de cet homme habituellement si sérieux et si solennel ainsi déformé par la douleur. Il préférait mille fois le Bédivère Pâte à Pain à ce masque de sang.

            L'heure suivante, il s'affaira tant qu'il put à aider le médecin, changea les bandages du chevalier et glissa discrètement un sortilège entre ses dents pour l'aider à supporter la douleur. Lorsque Daegal, revenu avec deux seaux d'eau au lieu d'un, repartit en trottinant en quête de samares d'orme, Merlin en profita pour questionner Gaius sur de possibles marques de sortilèges. Son mentor fronça immédiatement les sourcils.

    « Tu as des raisons de soupçonner que la magie ait pu être utilisée ?
    — Pas vraiment, répondit sincèrement Merlin, mais je ne comprends pas comment des bandits auraient pu mettre des chevaliers dans un tel état, sinon. »  

            Le vieil homme hocha la tête, parvenu lui aussi à cette douloureuse conclusion.

    « Que compte faire Arthur ?

    — Je l'ignore. Je dois le rejoindre pour la séance du conseil, d'ailleurs ! s'exclama-t-il lorsqu'il remarqua que la bougie posée sur la table derrière eux avait eu le temps de se consumer d'un bon quart depuis qu'il était entré. »

            Il attrapa un bout de viande qu'il jeta sur une tartine, la fourra dans sa bouche sans aucune grâce et détala dans les couloirs. Il manqua de s'étouffer deux fois sur le trajet.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Bien évidemment, il arriva en retard. Il parvint à se glisser discrètement entre les serviteurs et entrer dans la salle du conseil par les portes latérales, prévues pour le personnel et dissimulées derrière les colonnes. À l'instant où il s'adossait contre un des piliers, prêt à rattraper le quart d'heure qu'il avait manqué, Arthur leva les yeux, le trouva immédiatement dans la pièce et lui jeta un regard réprobateur. Bon, il pouvait faire une croix sur l'idée de dire au roi qu'il avait pu arriver à temps, semblait-il... Mais malgré les réprimandes muettes de son souverain, Merlin ne put s'empêcher de se sentir soulagé. Il avait craint de retrouver Arthur les yeux rouges, terrassé par la nouvelle de la mort de son frère d'armes. Au lieu de quoi, le regard bleu était résolument sec et empli d'une rage et d'une détermination qui le firent frissonner. C'était cet Arthur-là, opiniâtre et téméraire, qui gagnait le respect des soldats et que craignaient leurs ennemis. L'Arthur intraitable et prêt à tout pour défendre son royaume.

            Hélas, souvent, c'était aussi cet Arthur-là, la tête brûlée ingérable et persuadée que son choix était le meilleur au monde, que Merlin devait poursuivre pour éviter qu'il ne se fasse tuer en fonçant droit dans la gueule du danger. 

    « Sire, je vous en prie, vous devez entendre raison ! »

            Ah, bah. Qu'est-ce qu'il disait. D'autres voix de protestation s'élevèrent à la suite de Geoffroy. Il était prêt à parier qu'Arthur essayait de convaincre la cour qu'il était nécessaire qu'il parte dans la seconde chevaucher jusqu'à Balor pour aller faire la peau aux bandits. Connaissant l’animal, il était même possible qu'il ait suggéré y aller tout seul, comme un grand, parce qu'après tout pourquoi partager la joie de tomber dans un piège ou se priver du privilège de forcer Merlin à servir de pâture à des Wilddeorens.

    « Seigneur, votre vie est trop précieuse pour être risquée ainsi ! s'interposa Wace.
    — Sire, je me dois aussi de protester... intervint à son tour Léon. »

            Merlin haussa les sourcils. Si Léon s'y mettait, là, peut-être...

    « ...vous ne pouvez pas mettre votre royaume en péril pour pourchasser des bandits, si dangereux soient-ils ! »

            Le conseil, pour la première fois depuis des décennies, était unanime. Il était quand même terrible, pensa Merlin, qu'il faille une mission suicide de leur dirigeant pour arriver à mettre d'accord toutes ces vieilles corneilles. Une fois de plus, Arthur lui donna raison : les paroles de Léon semblèrent le faire réfléchir. Il joua distraitement avec sa bague quelques instants avant de répondre.

    « Je ne peux pas laisser mes patrouilles se faire décimer ainsi, rétorqua-t-il enfin. Un tel acte de barbarie réclame vengeance.

    — Sire, vous l'avez dit vous-même, il y a quelque chose d'anormal dans le comportement et les techniques de ces bandits, soutint son sénéchal. Si vous décidez de mener une attaque directement contre eux, vous risquez également de perdre l'occasion de comprendre qui ils sont et comment ils ont acquis une telle force militaire.

    — Sans compter, seigneur, qu'il est entièrement possible qu'ils ne soient plus à Balor lorsque vous y arriverez avec vos hommes, ajouta Wace avec une insistance particulière sur la fin de sa phrase, ce qui conforta Merlin dans son hypothèse qu'Arthur était bel et bien allé jusqu'à proposer de faire le trajet seul, ce crétin, et surtout, reprit le conseiller, cela laisserait Camelot vulnérable sans roi et...

    — Camelot a une reine, coupa fermement Arthur, tout aussi capable que moi de diriger le royaume et à laquelle vous devez le respect, je vous rappelle, Maître Wace. »

            Le seigneur se tut immédiatement. Il adressa à Guenièvre un signe de tête désolé et Arthur se détendit. Le conseil éclata à nouveau en recommandations pour le roi et celui-ci se recula dans son fauteuil, appuya son menton sur ses mains et demeura ainsi, l'image même de la délibération. Alors que Geoffroy et deux autres vieilles biques poussiéreuses reprenaient la parole, Arthur jeta un regard à Merlin. Celui-ci comprit immédiatement la question muette et hocha négativement la tête. Pour une fois, il rejoignait les courtisans. Filer à Balor dans l'espoir de tomber magiquement sur les bandits et le sorcier responsable de ce massacre était beaucoup trop dangereux. La place d'Arthur était à Camelot.

    « J'ai compris, j'ai compris, abdiqua le roi, mieux vaut opter pour une stratégie plus fine, dans ce cas. A-t-on des espions que l'on pourrait envoyer enquêter à Balor et à Nemeton ? »

            La cour poussa un même soupir soulagé. Les discussions reprirent, plus vives encore.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Quatre heures plus tard, le dos, les genoux et les pieds de Merlin commençaient à le lancer d'être resté debout, quasiment immobile si l'on oubliait les trois fois où il avait rempli le gobelet d'Arthur – avec de l'eau, même si le souverain avait grimacé, frustré – et concentré sur les propos échangés autour de la table. Wace et Geoffroy se disputaient à présent la possible implication d'un royaume voisin, l'un défendant bec et ongles que les hordes de bandits répondaient aux ordres d'Odin, roi de Cornwall, l'autre que tout cela était une machination du roi Alined de Deorham. Au cours des discussions, même le roi Bayard, pourtant allié de Camelot depuis une dizaine d'années et dont les terres se situaient à l’autre extrémité cardinale de Balor et Nemeton, avait été soupçonné. En somme, le conseil n'avait absolument pas l'air de toucher à sa fin ni d'approcher le moindre consensus. Ils allaient y être jusqu'à la tombée de la nuit, à ce rythme-là... Mais Merlin pouvait-il partir ? Laisser Arthur et Guenièvre gérer cette affaire et risquer de manquer des éléments cruciaux ? Il n'était pas conseiller, ni noble, ni courtisan, se rappela-t-il. Techniquement, il n'était même pas censé écouter la teneur des échanges...

            Il obtint sa réponse et prit sa décision lorsqu'il se pencha vers Arthur pour la quatrième fois. À l'instant où il posait la carafe sur la table, le ventre du roi grogna. Pour quiconque assis plus loin que Guenièvre, le bruit dut à peine s'entendre. Mais pour Merlin, il fut immanquable. Il fronça les sourcils. À quand remontait son dernier repas ? Il le revoyait empoigner un maigre bout de pain et de fromage le matin même, mais au-delà de ça... Normalement, après l'entraînement, il s'autorisait toujours une collation que Merlin nommait affectueusement le rembourrage de mi-journée tant Arthur avait pris l'habitude de s'y goinfrer. Or, ce matin, l'entraînement avait été brutalement interrompu... et le roi n'avait rien avalé de plus conséquent que son bout de tomme depuis le dîner de la veille.

            Alors Merlin débarrassa la carafe, attendit d'attraper son regard pour lui faire un signe de tête, puis s'éclipsa. Hors des propositions paranoïaques de la cour, il s'autorisa enfin un soupir. Il ne voulait plus penser à tout cela. Il ne demandait qu’à se vider la tête, courir dans les bois jusqu'à ce que l'air froid brûle sa gorge, s'arrêter dans la clairière, appeler Aithusa, laisser la dragonne babiller autour de lui, jouer avec sa magie et s'endormir là, dans la forêt.

            Mais Arthur avait besoin de lui. Il releva les yeux.

            Ses pas l'avaient guidé instinctivement jusque devant les appartements royaux.

    « Ibb ! s'exclama-t-il lorsqu'il repéra la servante au bout du couloir, je prépare un bain pour le roi, est-ce que tu veux bien descendre en cuisine et me chauffer un premier seau ?

            La jeune femme, sortie d'une réserve de linges, acquiesça machinalement.

    « Mais interdiction de le monter hein, tu me refais pas le coup de l'autre fois, vu l'état de ton dos ! »

            Elle lui sourit, promit que l'on ne l'y reprendrait plus et se dirigea immédiatement vers les escaliers. Merlin se mordit les lèvres. Parfois, il oubliait que les serviteurs lui devaient obéissance. Peut-être avait-il interrompu Ibb dans une de ses tâches en lui demandant ce service... Il se hâta dans la chambre royale, collecta la vaisselle sale qu'il avait laissée prendre la poussière et le soleil le matin même et rejoignit les cuisines à son tour.

            Il passa l'heure suivante à préparer un bain, monter un dîner suffisamment copieux pour deux personnes affamées, voler au passage une part de tourte qu'il dégusta en allumant un feu et vérifier que tout était prêt pour le retour du roi et de la reine.

            Pourtant, à sa grande surprise, lorsque la porte des appartements s'ouvrit, tirant Merlin de son intense contemplation des rainures de la table, ce fut pour dévoiler uniquement la silhouette d'Arthur.

    « Sire ! fit-il, sur ses pieds en un instant, prêt à courir à l'autre bout du château si besoin, Gwen...

    — ...clôt la séance du conseil, termina-t-il à sa place. Tout va bien, Merlin. »

            Oh, comprit-il soudain. Habituellement, il tenait lui-même à conclure chaque entrevue. Connaissant Arthur et, surtout, connaissant Gwen, il était prêt à parier que son épouse l'avait persuadé de monter se reposer et de la laisser gérer l'affaire pour cette fois-ci. Le simple fait qu'Arthur ait accepté en disait long sur son état de fatigue.

            Merlin s'approcha de lui, tira sur la fibule argentée qui retenait la lourde cape pourpre et fit glisser cette dernière autour de ses épaules crispées. Arthur se laissa faire sans un mot, a priori trop épuisé pour leurs taquineries habituelles, le regard perdu quelque part sous son oreille. Son valet n'osa pas risquer une boutade.

    « Puis-je ? »

            Arthur se contenta d'un « mh » peu investi et Merlin n'attendit pas plus pour retirer la couronne de son crâne. Il déposa l'anneau d'or dans son coffret garni de velours, maudit intérieurement cet objet beaucoup trop léger pour le poids qu'il imposait au cœur de son ami et se retourna. Arthur s'était affaissé sans aucune grâce dans son fauteuil près de la table.

    « Souhaitez-vous attendre la reine pour souper, Sire ? »

            Bon sang qu'il avait envie de faire disparaître de ses traits cet air hanté. Mais il n'osait pas tenter de détendre l'atmosphère. Dans ces moments-là, le moindre mot de travers, le moindre mot impertinent, et Arthur redevenait le prince pompeux et arrogant qu'il avait autrefois été.

    « Non, murmura-t-il, elle pourrait bien en avoir pour encore deux heures... et je ne préfère pas prendre le risque de lui désobéir sur ce coup-là. »

            Par tous les dieux, un trait d'humour. Une brèche dans la carapace de sévérité et de responsabilité. Merlin s'y engouffra à corps perdu, répliqua gentiment qu'il était même complètement possible que Guenièvre les réprimande tous les deux si son mari l'attendait alors qu'elle lui avait ordonné de monter manger.

    « Chapon en croûte, annonça-t-il en tendant une assiette encore mystérieusement fumante au souverain, vous allez arriver à manger seul ou faut que je vous le coupe ? »

            Arthur leva la tête. Plissa les yeux.

    « C'est ça, moque-toi, railla-t-il, j'avais un bras bandé, je te rappelle.

    — Oh mais je me souviens, Sire, je me souviens. Je me souviens aussi que soudainement, vous ne saviez plus vous servir de votre main droite non plus et qu'il m'a fallu découper tous vos plats en petits cubes. »

            L'air amusé qui apparut dans les yeux d'Arthur valut bien la pomme qu'il prit dans l'épaule en représailles. Il ramassa le fruit et protesta pour la forme. En réalité, il se souciait peu d'être une cible vivante. Si leurs chamailleries parvenaient à détendre son roi, il aurait accepté bien plus qu'un petit bleu à cause d'une pomme.

            Cette fois-ci, ce fut un silence calme, apaisé, qui s'installa, entrecoupé seulement par les bruits de mastication d'Arthur et les clapotements de l'eau sur laquelle Merlin s'était penché pour en vérifier la température et y ajouter quelques huiles. Mh. Tout juste chaude. Si le stupidus rex attendait plus, elle serait même carrément tiède et Merlin allait se faire arroser. Il se retourna discrètement. Arthur était trop proche. Il ne pouvait pas risquer un sort pour réchauffer la bassine.

    « Sire, vous ne devriez pas trop tarder, votre bain est en train de refroidir. »

            Interrompu en pleine bouchée, le roi décida, en signe de protestation contre les manières outrageantes de son serviteur qui n'était pas supposé lui adresser la parole pendant les repas, de déménager son assiette avec lui dans le bain. Merlin le regarda faire, un sourcil levé, persuadé que cette affaire allait se terminer avec –au mieux– des miettes dans l'eau. Au pire, il prévoyait de lui jeter des panais, une branche de thym, quelques épices et de cuire Arthur avec le reste du repas. Au moins, ricana-t-il intérieurement, ça ferait un vrai bon chapon farci.

            Mais il n'en fut rien. Arthur parvint à terminer de manger sans faire tomber un seul fragment de nourriture dans son bain. C'était presque décevant. Son valet roula des yeux, maudit l’habileté inhabituelle de son crétin de souverain et retourna à son travail. Une fois ses affaires pour le lendemain préparées, celles de cette terrible journée jetées dans une corbeille d'osier avec le reste du linge sale, Merlin se dirigea vers Excalibur qui était restée, dans son fourreau, pendue à une chaise.

            Arthur pouvait se moquer de lui, mais il y avait quelque chose de calmant, de réconfortant, dans le polissage. De toutes ses tâches, c'était l'une de celles que Merlin rechignait le moins à accomplir. Les premiers temps, il s'était coupé un nombre de fois incalculable, avait laissé ses doigts migrer trop près des bords acérés et s'était retrouvé à de nombreuses reprises les mains complètement bandées. Mais après bientôt dix ans... Non seulement les gestes étaient devenus instinctifs, mais ils s'étaient inscrits profondément dans ses muscles, dans son corps, dans ses habitudes. Polir les épées d'Arthur, laisser ses sens être envahis par l'odeur âpre et acidulée du vernis, le son du frottement grinçant de la brosse sur le fer froid, le mouvement répétitif de ses doigts, était aussi fortement Merlin que sa magie. Il y avait quelque chose de lui, quelque chose d'identitaire, qui se jouait dans cette valse.

            Chappe, fort, tranchant. Faible, pointe, faible. Pointe, faible, tranchant. Arête puis gouttière, arête à nouveau. Fort, chappe, garde, et ainsi de suite. Souvent, Merlin pensait qu'il y avait une musique dans ces mouvements. Quelque chose de dansant.

            Avec Excalibur, la danse se complexifiait. Juste en dessous de la chappe, de la garde jusqu'au fort de l'épée, des gravures dorées glissaient sous ses mains, allongeaient la valse. Il aurait pu jurer que le fer chantait, reprenait inlassablement le refrain de ses inscriptions. Prends-moi, rejette-moi, prends-moi, rejette-moi. Parfois, sous les poils rugueux de la brosse, il sentait même l'écho du souffle de Kilgharrah qui avait oint et ondoyé la lame. Prends-moi, rejette-moi, prends-moi, rejette-moi. Alors Merlin, sifflotant, obéissait. Polissait un côté, l'abandonnait au profit de son jumeau. Recommençait.

            Il fut tiré hors de ses rêveries par le raclement d'une chaise contre les dalles. Arthur, tout juste sorti du bain, avait enfilé une paire de braies et jeté une fourrure sur ses épaules nues. La lumière des candélabres peignait sur son corps des ombres fascinantes. Qu'il aimait lorsque le feu dansait ainsi sur sa peau dorée, soulignait ses muscles, les cicatrices dégringolant sur ses bras et son torse. Merlin s'autorisa quelques secondes d'admiration pure. Concentré sur ses inquiétudes, sur les nouvelles rides apparues ces derniers mois, il oubliait souvent que la royauté avait aussi apporté son lot de richesses. Avait fait disparaître la nécessité pour Arthur de sauter des repas pendant les patrouilles ou de ne fermer l'œil que deux ou trois heures par nuit.

            La couronne avait au moins eu cet effet bénéfique.

            À présent, il mangeait deux fois par jour, souvent trois, et Merlin s'assurait qu'il dorme au moins une heure après le lever du soleil, plus quand ses responsabilités ne le poursuivaient pas de beau matin. Enfin autorisé à apprécier les choses pour elles-mêmes et non dans la panique constante de devoir prouver sa valeur aux yeux d'Uther, il s'autorisait des écarts, s'était mis à découvrir des saveurs, des plats. Résultat, il avait pris du poids. Oh, il était loin d'avoir perdu de la force physique, au contraire. Son ventre s'était rebondi, ses muscles arrondis, raffermis et son visage, dont les traits et l'angle de la mâchoire avaient été délicieusement soulignés par la trentaine, étincelait plus encore qu'à ses vingt ans. Il avait abandonné derrière-lui sa mue de jeune prince. Arthur avait désormais des allures de force, de sagesse. Des allures de roi, souffla son esprit.

            Hélas, il ne put demeurer plus longtemps à joyeusement contempler son souverain. Ce dernier, qui avait pris la peine de passer une chemise sur ses épaules avant d'y renouer la fourrure, s'était tourné vers la fenêtre, où Merlin s'était assis pour polir Excalibur. Et son regard venait de tomber sur l'épée.

            Le changement fut immédiat. Tout son corps passa d'une allure détendue, apaisée par le repas et le bain, à une immobilité parfaite. Sa respiration se coupa. Les muscles à son cou saillirent. La tension descendit jusqu'au creux de ses épaules. Qu'est-ce que... ? Le cœur de Merlin s'emballa à son tour. Que se passait-il ? Pourquoi les fantômes étaient-ils soudain de retour dans les yeux bleus ?

            Il suivit le regard de son roi jusqu'à ses mains. L'épée ?

            Oh. L'épée.

            Keu.

            Keu jamais rentré, Keu dont le seul souvenir était son arme, ramenée par Bédivère.

            Keu, le frère tombé. Keu qui n'était plus.

            Plus qu'une épée.   

            Merlin observa malgré lui les yeux bleus s'embuer. Envisagea un instant envoyer valser Excalibur à l'autre bout des appartements et se jeter dans ses bras. Mais il eut à peine le temps de chercher à reprendre son souffle qu'Arthur avait ravalé ses larmes et s'était précipité sur un verre de vin. Il le descendit d'une traite puis tomba avec la carafe pleine devant le feu crépitant. À le voir choir, Merlin se redressa.

            Il posa Excalibur, essuya ses mains sur un chiffon et le rejoignit précautionneusement. Assis sur le tapis, recroquevillé sur lui-même, entièrement tourné vers les flammes, Arthur le laissa faire. Avala en silence une autre gorgée de vin.

            Il allait l'enlacer. C'était impossible, de le laisser là, seul, endeuillé, enroulé dans son chagrin. Mais... S'il était repoussé ? S'il perdait ainsi sa seule chance de le réconforter ?

            Il en était à chercher ses mots, perdu entre une centaine de phrases de consolation sans sens, lorsqu'Arthur prit la parole.

     
                           Chapitre 3
    Oceans (where feet may fail) - Hillsong United

     
    « Pourquoi... Pourquoi tout le monde meurt-il autour de moi, Merlin ? demanda-t-il au brasier face à lui. »

            Le tremblement de sa voix ôta à son valet toute capacité de réponse. Il se contenta de fixer le profil de son roi. S'accrocha à ses traits.

    « Qu'est-ce que j'ai fait au monde, pour que l'on m'arrache tous ceux que j'aime ? Est-ce que c'est une fatalité, est-ce que c'est ma malédiction pour avoir tué ma mère ? 

    — Arthur, répliqua Merlin, incapable d’élever sa voix plus haut qu’un murmure, vous n'avez pas tué votre mère. Ygraine est morte en couche, elle est morte en vous donnant la vie, vous ne...

    — Je ne l'ai pas tuée ? C'est cela que tu vas dire ? le coupa-t-il, soudain cinglant. Je ne l'ai peut-être pas tuée directement, mais je suis responsable de sa mort. Tout comme je suis responsable de celle de mon père, de celle d'Agravain, de celle de centaines de soldats, et maintenant de celle de Keu. Leur sang est sur mes mains.  

    — Arthur, répéta Merlin, plus fermement cette fois-ci. Non. Non, je refuse de vous laisser dire des choses pareilles. Le sang d'Uther est sur les mains d'Odin et celui de Keu sur celles de ces bandits. Ce sont eux, les assassins, pas vous. Keu, comme votre père, a donné sa vie pour vous défendre. C'était un chevalier. C'était son devoir. C'était...

    — C'était mon frère. » 

            Merlin ouvrit la bouche. La referma. Les mots moururent. Qu'aurait-il pu dire ? Qu'aurait-il pu faire ? Comment lutter contre le poids de la culpabilité du pouvoir ? Que répondre à une couronne incertaine ?

    « Parfois, reprit le roi, parfois... Je me dis que le problème ne peut venir que de moi. Tous ceux que j'aime meurent. C'est systématique. Ou alors, quand ils ne meurent pas, ils me trahissent. »

            Dans les flammes, une bûche craquela. Merlin la regarda un instant, s'imagina l'éteindre.

            Il voulait que le monde se taise. Que le monde écoute Arthur, que le monde l'entende et exhausse ses vœux. Il voulait faire taire le monde. Le forcer à comprendre qu'il était nécessaire, vital, qu'Arthur soit heureux.

    « Toutes, toutes m'ont un jour trompé. Mon père. Agravain. Morgane... Même Gwen, admit-il à voix basse. Toutes. Qui est le prochain ? Léon ? Gaius ? ... Toi ? »

            Il y avait une sorte de rire jaune dans les paroles de son roi qui parvint à tirer Merlin hors de l'état abasourdi dans lequel sa déclaration désespérée l'avait plongé. Une autre bûche dans le foyer se joignit au concert de crépitements. Et soudain, Merlin ne supporta plus le regard abattu de son souverain, ne supporta plus son nez tourné vers le feu.

    « Regardez-moi. »

            Arthur leva les yeux au ciel, murmura entre ses dents qu'il n'était toujours pas acceptable de lui donner des ordres. Merlin l'ignora.

    « Arthur, regardez-moi. »

            Cette fois-ci, l'injonction fonctionna. Il se tut et le fixa.

    « Vous n'êtes pas maudit. La couronne vous impose un tribut bien trop lourd pour un seul homme. Un tribut qui demande parfois le sacrifice de vos alliés pour l'avenir de la cité. Vous êtes bon. Vous êtes juste. Alors oui, l'étendue de votre pouvoir fait que la mort vous suit. Mais elle ne vous poursuit pas et vous ne l'attirez pas. Vos chevaliers ont fait le choix de dédier leur vie au royaume et à votre protection. Servir sous vos ordres est un honneur. Mourir pour vous l'est aussi. Quant à ceux qui vous ont trahi, ce n'est pas vous, pas vous qu'ils attaquaient, jamais vraiment. C'était votre symbole, votre pouvoir, votre image.

    — Mais Gwen...

    — Gwen a sacrifié des années de sa vie pour vous attendre, le coupa-t-il immédiatement. Elle vous aime et elle vous sera loyale jusqu'à la fin. Je ne comprends pas non plus pourquoi elle s'est jetée dans les bras de Lancelot quelques heures avant votre mariage, mais en toute honnêteté cela m'étonnerait grandement qu'elle ait été en pleine possession de ses moyens. N'allez pas me dire que vous trouvez ça cohérent, que vous trouvez que cela lui ressemble. Et quand bien même elle l’aurait été, je ne pense pas m’avancer en disant qu’elle le regrettera jusqu’à sa mort. »

            La bûche se mit à siffloter. Merlin reprit son souffle et continua :

    « Votre crainte était de passer pour un roi faible, un homme crédule. Savez-vous ce que le peuple pense de toute cette affaire ? Écoutez-vous les histoires qui circulent ? On raconte qu'elle a été enchantée, Arthur, que sa trahison était un complot de Morgane pour affaiblir le royaume, mais que votre amour pour elle était si fort et si pur qu'il est parvenu à vaincre la sorcellerie. Le peuple connait sa reine. Il connait sa douceur, sa force et sa noblesse. Tous les jeudis, je croise sur le marché des gens qui parlent de votre lien avec les yeux brillants. Des marchands, des tisserands et des paysans qui rêvent de trouver un jour quelqu'un pour les aimer comme vous l'aimez, dans la joie comme dans la faute, quelqu'un qui sait que le pardon est bien plus fort que le silence, quelqu'un qui les accepte comme vous l'acceptez. Ne la citez pas à côté d'Agravain, ne la comptez pas parmi les imbéciles qui vous ont tourné le dos. Gwen compte parmi les piliers de Camelot. Parmi les miens comme parmi les vôtres. »

            Les mots ne s'arrêtaient plus. Il voulait parler, parler encore, laisser la douce mélodie des syllabes interpréter le canon de son cœur. Ne jamais détacher ses yeux de ceux de son ami, se noyer dans les lignes orangées de son visage et contre le feu qui y dansait.

            Arthur ne le laisserait pas le toucher, ne le laisserait pas l’enlacer, mais Merlin, avec les années, s’était armé. Il avait récolté des paroles de foi et de loyauté, méticuleux, patient, en un énorme bouquet. Mot après mot, promesse après promesse, il les avait tressés en une longue couronne qui ne s’éloignait jamais bien loin. En sécurité, au chaud entre ses côtes, les mots attendaient de pouvoir monter à ses lèvres et être tendus, un à un, à son souverain.

            Habituellement, toutefois, Merlin ne se risquait qu’à quelques-uns. Une promesse, un regard. Jamais plus, jamais trop, par peur que le roi ne fuie, qu’il ne l’arrête.

            Mais Arthur ne l’interrompit pas, alors Merlin reprit :

    « Quant à moi... Je ne vous trahirai jamais, Arthur. Jamais. Je suis né pour vous servir, pour vous protéger, vous épauler, vous conseiller. Je vous l'ai déjà dit, je le ferai jusqu'à ma mort. C'est ma destinée, mon rôle, ma fierté. Je ne l'abandonnerai pour rien au monde. Je ne vous abandonnerai pour rien au monde. Il n’existe rien, personne, aucun marché, aucune combine, aucune promesse de pouvoir ou de richesse qui pourra me tirer de vos côtés. Pour m'éloigner de vous, il faudra venir arracher mon cadavre à votre ombre. »

            La bûche qui crépitait dans les flammes entama un chant rythmé, presque piqué. Le ronron de l'âtre à ses côtés reprit son refrain.

            Et soudain, le secret poussa contre les lèvres de Merlin. 

    « Peut-être... Peut-être qu'il y a des choses que je ne vous dis pas, reprit-il, noyé dans le feu qui ondoyait dans les yeux d'Arthur, des parts de moi que vous ne connaissez pas ou qui parviennent encore à vous surprendre après dix ans à vos côtés. Mais ne doutez jamais, jamais, de ma loyauté. Ne doutez jamais de mon amitié. »

            Il n'était jamais passé si proche de tout lui dire. De laisser les flammes migrer pour de bon dans ses yeux, de laisser sa magie atteindre le feu, le sculpter, jouer avec sa chaleur et ses bras orangés. Les mots montèrent. Du cœur aux lèvres. Du cœur aux doigts. Je suis un sorcier, Arthur. Je suis un sorcier, mon pouvoir n'a aucune limite, et je suis à vos ordres. Je suis vôtre et je vais le rester. Je vais rester. Je suis vôtre et je vais vous épauler jusqu'à ce que l'on force la vie hors de mon corps. Je suis vôtre et je croirai en vous jusqu'à ce que les temps s'effondrent.

            Arthur le fixa. Encore, encore, encore. Avait-il arrêté le temps ? Il voulait le lui dire.

            Il allait lui dire. Tout lui dire. Arrêter de mentir, tout lui dire. Lui dire. 

    « Je... »

            Il allait lui montrer.

    « Je suis... »

            Lui dire.

    « …et serai là jusqu'à mon dernier souffle. »

            En un instant, la magie était au bout de ses doigts, pulsait fort pour sortir, pour atteindre ses yeux, pour rejoindre Arthur, l'enlacer lui aussi. Il allait enchanter le feu. Upastige draca. Un dragon dans les flammes. Un dragon aussi fort et aussi grand que les armoiries des Pendragon. Un dragon de gueules et d'or. Un dragon de feu.

            Le secret poussa une dernière fois contre la barrière de ses lèvres, de sa peau... et Merlin baissa la main. La magie s’évanouit avec son souffle muet.

            Dix ans plus tôt, Kilgharrah avait déclaré, solennel et cryptique comme à son habitude, qu'ils étaient les deux faces d'une même pièce. Merlin avait saisi l'image, intégré la métaphore, mais il ne l'avait jamais comprise. N'avait jamais su, au plus profond de ses os, que l'analogie signifiait bien plus qu'une simple interdépendance. Ils étaient les deux versants d'un même monde.

            Arthur, sa surface dorée, scintillante, solaire.

            Lui, son ombre, lunaire, silencieuse.

            Sur une pièce, les deux faces ne se rencontraient pas. L'un, puis l'autre, puis l'un. L'équilibre était là. Dans la tragédie de les voir se croiser sans jamais pouvoir se mêler.

            Alors Merlin ravala sa magie au loin. Déglutit, repoussa pour de bon la boule nouée dans sa gorge qui avait voulu le convaincre de briser la pièce, d'imposer ses ténèbres à sa lumière.

            Arthur était bien plus important.

            Bien plus important que lui.

    « Merlin. »

            Il y avait dans les yeux bleus une admiration immanquable. Alors Merlin oublia son cœur. Merlin sourit.

    « Merci. »

            Lorsque Guenièvre les rejoignit quelques minutes plus tard, les deux hommes étaient restés affalés près de la cheminée. Arthur avait posé son verre de vin et accepté de jouer aux dés avec son valet qui avait sorti une paire de ses poches. Merlin ne s'attarda pas une fois la reine rentrée. Il prit le temps de battre son roi une dernière fois, pour le plaisir de le voir déclarer mais tu triches ! Tes dés sont truqués, la prochaine fois on jouera avec mes dés, tu verras, échangea avec Gwen un regard entendu alors qu'Arthur leur tournait le dos, attrapa le parchemin raturé resté sur le bureau du roi puis se retira.

            Une fois revenu dans les quartiers de Gaius, il empoigna le luth, murmura discrètement un sortilège sur la silhouette sanguinolente de Bédivère, gravit les quelques marches qui le séparaient de sa chambre, ferma la porte et enchanta le bois pour l'isoler du son.

            Cette nuit-là, il termina la chanson. 

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Le lendemain soir, il attendit qu'Arthur et Gwen aient terminé de souper avant de fermer la porte des appartements royaux, restée, comme souvent, entrouverte. S'il réfléchissait plus, il n'allait jamais le faire. S'il réfléchissait plus, il allait brûler ce parchemin et se réfugier dans la première excuse ridicule qui lui viendrait à l'esprit. Alors pour une fois, il fit confiance à son instinct, cessa de réfléchir et se racla la gorge. Roi et reine relevèrent la tête.

    « J'ai... quelque chose pour vous, expliqua Merlin, le luth dans une main. »

            Arthur, debout, adossé contre l'arête de l'alcôve à la fenêtre par laquelle il observait pensivement les allées et venues des serviteurs, lui fit un signe de tête. Guenièvre, assise sur le lit, un folio sur les cuisses, ferma ce dernier et le repoussa au pied des couvertures. Le cœur de Merlin se mit à tambouriner dans ses oreilles. Ils l'écoutaient. Chanter pour eux serait une mise à nu. Un dévoilement. Était-il prêt ? Serait-il vu ?

            Il inspira profondément, parvint à reprendre le contrôle de son appréhension. S'assit sur une chaise, releva un genou. Et pinça la première note.

            Quelques instants, il contempla l'idée de ne faire que jouer la mélodie. Il serait plus simple, plus habituel, plus réconfortant, de simplement laisser le luth les bercer tous trois, les laisser croire qu'il s'agissait d'une nuit comme une autre.

    Mais cela ne l'était pas.

     

                            Chapitre 3  The Cost of the Crown - Mercedes Lackey

     

            Il releva les yeux un instant. Guenièvre souriait. Arthur fixait un point perdu dans le ciel, attentif malgré tout aux sons autour de lui.

            Alors Merlin rassembla son courage, sa voix, et chanta.

    Les étoiles sont si belles au-dessus des murs du château
    Elles brillent autant dans les chaumières qu'à travers les vitraux
    Il les observe de sa fenêtre, mais leur éclat doré
    Lui rappelle ces libertés auxquelles il a renoncé


            Il sentit plus qu'il ne vit Arthur tourner la tête vers lui. Il baissa les yeux, laissa la musique guider ses mots et refusa de céder à la soudaine timidité qui lui criait de s'arrêter.

    Et sur son front l'anneau des rois est un cercle parfait
    Il ne pensait autrefois qu'aux droits que l'anneau lui donnerait
    Mais cette couronne à laquelle il avait été promis
    Se révéla être le poids et le prix de sa vie

            Guenièvre, qui ignorait qu'Arthur avait trouvé la veille un brouillon dans ses papiers, comprit que la chanson lui était destinée. Merlin l'entendit inhaler faiblement un « oh » surpris. Il ne s'arrêta pas.

    Le premier du royaume est toujours dernier apaisé
    Tout vrai roi rassasie son peuple avant de festoyer
    Tout bon roi protège son peuple avant de se coucher
    Soupèse le moindre de ses choix avant de statuer

            Il y eut quelques froissements de tissu, le bruit d'un corps qui bouge sur les draps. C'était ce couplet qu'avait trouvé Arthur sur son bureau. Ce couplet, à présent retouché, qui l'avait intrigué, l'avait poussé à demander à son valet de continuer.

    Car tous sont les sujets qu'il a juré de protéger
    Il est de son devoir d'être leur roi et leur allié
    Et parmi ses sujets, qu'ils soient de la ville ou la cour
    Ses plus chers sont les hérauts qui lui rendent son amour

            Le feu ronronnait paisiblement dans l'âtre. Au loin, dans la basse-cour, le clapotement des sabots de la patrouille leur parvint. Merlin accrocha ses doigts à leur rythme doux et réconfortant.

    Ses plus chers sont ses hérauts qui s'illustrent par leur bravoure
    Chevaliers, leudes ou écuyers, ils comprendront toujours
    Que comme terre et peuple sont des membres de son corps
    Il doit parfois laisser ses frères au danger – et à la mort

            Sa voix trembla malgré lui au dernier vers. Il connaissait peu Keu. Mais le chagrin d'Arthur lui parvenait si fort, si directement, qu'il se sentait endeuillé lui aussi.

    Enfant, ami, amant, sans distinction il doit être prêt
    À tous les sacrifier si un jour le besoin naissait
    Ils savent et lui pardonnent car ils se jetteraient les premiers
    Dans les feux des enfers si cela pouvait le sauver

            Oserait-il, un jour, reprendre cette chanson une fois de plus, transformer les vers pour faire entendre sa propre promesse ? Oui, se dit-il, un jour, il oserait. Il dépouillerait ce discours de sa généralité. Un jour, il le lui chanterait. Un jour, il le lui dirait.

    Ces larmes qui brûlent ses yeux sont celles qu'un roi ne peut montrer
    Les larmes qu'il pleure en silence dans les bras de son aimée
    Ô dieux parmi les astres, taisez l'armée et les cors
    Et par pitié, faites qu'il puisse à tous épargner la mort.

            Il laissa tourner la mélodie principale deux fois. Refusa d'autoriser le monde à s'engouffrer dans le silence. Entama l'air une troisième fois. Puis s'arrêta.

            Après ce qui lui sembla des heures, il releva les yeux.

            Des larmes avaient roulé sur les joues de sa reine. Les traces humides sur sa peau brune accrochaient les lumières des bougies et peignaient des lignes d'or sur son visage. Ses yeux brillaient tout autant. Elle souriait toujours. Dieux, pensa-t-il, qu'elle était belle. La prochaine fois, il écrirait pour elle.

    « Merlin, bon sang... bredouilla sa voix embuée. »

            Arthur n'en menait pas plus large. Quelque part pendant la chanson, il avait délaissé la fenêtre et s'était tourné, entièrement, complètement, face à Merlin. Lorsque la musique s'arrêta, il ferma les yeux et laissa échapper un soupir tremblant. Se passa une main sur le visage, essuya ses propres larmes et renifla sans grâce. L'image se fixa à tout jamais dans la mémoire de son valet.

            Puis le silence revint. Les instants s'entassèrent.

            La panique le submergea. Et si cela ne lui avait pas plu ? Était-ce trop ? Était-ce beaucoup trop déplacé, même pour lui ? Trop honnête, trop nu, trop cru ? Trop, trop, trop ?

    « Bon, eh bien, je vous souhaite une bonne nuit, baragouina-t-il comme il le put, déjà résigné à filer en vitesse et enterrer sa honte le plus loin possible. »

            Il eut le temps de faire trois pas vers la porte.

    « Ne crois pas que l'on puisse te laisser partir après une chose pareille. »

            Il se tourna vers Arthur.

    « Une chose pa... ? »

            Il fut interrompu par une nuée de boucles brunes et une odeur de lin et de lavande qui envahit soudainement ses sens. Un instant, il se tenait statufié par l'embarras en plein milieu des quartiers royaux et le suivant, il était enfoui dans les bras de Gwen. Il lui rendit son embrassade sans hésiter. Cela faisait des années qu'il ne l'avait plus enlacée. Des années qu'il n'avait plus laissé sa chaleur et sa douceur le réconforter. Il n'était pas acceptable pour le valet du roi d'être vu aussi proche de la reine. Mais dieux, que cela lui avait manqué.

    « Tu as entendu Arthur, châtia-t-elle gentiment en se reculant, tu ne vas nulle part. »

            Ce fut seulement lorsqu'un de ses pouces essuya discrètement sa joue qu'il réalisa qu'une larme avait coulé malgré lui. Formidable. Il était vraiment un génie. Lui qui voulait essayer de réconforter ses amis… n'avait réussi qu'à déclencher une pleurnicherie générale.

    « Cette chanson... C'était… Extraordinaire, murmura Gwen, lui tirant enfin un sourire, même s'il ne te le dira jamais. »

            Ils se tournèrent tous deux vers Arthur.

    « Merlin, je... commença-t-il en se raclant la gorge, clairement embarrassé par la place que prenaient ses propres émotions mais déterminé à les accepter, j'ai reçu beaucoup de cadeaux dans ma vie, étant un prince, puis un roi, il y a... beaucoup de protocoles qui stipulent que l'on m'offre des choses.

    — Il y a un but à cette assertion, Sire ? le taquina-t-il en retour, la voix toujours chevrotante.

    — Oh, tais-toi. Ce que j'essaie de te dire, c'est que des présents, on m'en a remis, imposé, tendu, présenté des centaines. Mais je n'ai jamais... Enfin, il n'y a... Je crois qu'il n'y aura jamais plus précieux que ce que tu viens de nous offrir. »

            Merlin repoussa bravement les larmes qui remontaient à ses yeux. Sourit à son roi et s'efforça de mettre dans son regard toute la chaleur qu'il ne pouvait lui transmettre autrement.

            Cette nuit-là, il s'endormit dans l'antichambre avec le sentiment que quelque chose venait de changer à jamais dans leur relation. Que son dévoilement avait ouvert une porte, un chemin, tracé un autre possible. De sa voix une autre voie, s'amusa-t-il, l'esprit embrumé par la fatigue.

            Il souriait encore, le cœur bien plus chaud et serein qu'il ne l'avait jamais été depuis son arrivée à Camelot, lorsque le sommeil l'attrapa.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Où es-tu, mon Frère ?

            Le monde sentait la vase. L'iode, le soufre. La putrescence des chairs blessées abandonnées à la mort.

            Où était-il ?

            Il faisait froid. Très froid. Trop froid. Il souffla.

            Il faisait chaud. Très chaud. Trop chaud.

            Le monde était humide. Trempé de larmes qui n'étaient pas les siennes, de sang, de fluides, de la sueur d'autres êtres et de la viscosité des cadavres.

            Où était-il ?

            Il faisait noir. Non. Sombre. Presque noir.

            Il souffla.

            Lumière. Il y avait des briques, face à lui, suintantes elles aussi. Grises. Un château ? Une tour ?

            Le monde était trop petit. Trop petit pour lui, pour ses bras et ses jambes qui poussaient contre les briques. Trop petit pour ses bras, aussi. L'avait-il déjà dit ? Avait-il quatre bras ? Il étouffait, trop serré, trop trop trop trop trop trop trop ça allait l'étrangler. Il se contorsionna, tenta de trouver de la place pour ses membres dans ce monde trop petit.

            Il faisait... peur. Peur, peur, peur, sombre, noir, froid, chaud. Et mal. Dieux, si mal. Mal à en hurler, à s'en déchirer les cordes vocales, mal à cracher une bile enflammée. Non. Pas cracher. Pas tuer. Feu danger.

            Où était-il ? Qui était-il ?

            Il y eut du mouvement à ses côtés. Un chuchotement, puis des sanglots. C'était quelqu'un qu'il aimait. Quelqu'un pleurait. Quelqu'un avait mal. Quelqu'un chuchotait. Il pleurait, lui aussi. Pleurait comme il n'avait jamais pleuré, couinait, gémissait, criait. Mais la douleur ne s'arrêtait pas. Ses membres poussaient contre les briques. Mais les briques ne cédaient pas. Alors ses membres pliaient. Tournaient. Grandissaient sur eux-mêmes. Ne grandissaient pas. Mal. Dieux, si mal. Mal à en hurler.

            Il avait faim. Si faim. Et froid.

            Il souffla. Chaud. Mais si froid.

            Il ne parlerait plus jamais. Il n'avait plus de voix. On lui avait pris sa voix. Sa voix, sa langue, ses mots. Il n'avait plus que les cris, la peur, les larmes.

            Alors il pleura.

            Il y eut de nouveau des chuchotements. Un bruit de chaîne cliquetant contre la pierre. Quelqu'un qu'il aimait se joignit à ses cris. Ami. Ami. C'était un ami. Quelqu'un qu'il aimait. Qui ?  

            Frère. Où était frère ? Famille ? Autre frère ?

            Où était sa voix ?

            Pourquoi ?

            Où était-il ? Quel était cet endroit, cette prison ? Pourquoi était-il si petit pour sa cage ?

            Qui était cette personne avec lui ?

            Soudain, de la lumière entra. Éclaboussa les briques, ses membres blancs, difformes, déformés, maigres et affamés. Elle lui brûla les yeux. Lumière du soleil. Soleil. Était-ce lui ? Le mot lui parlait. Il était lumière du soleil. Mais elle brûlait. Si fort, si fort, si mal.

            Au-dessus de lui, loin, loin, bien plus loin que son cou tordu ne pouvait le voir, il y eut un ricanement. La voix grave du tortionnaire.

            Il cria. Cria, cria, cria, cria, cria. Espéra en vain que la douleur s'efface dans le cri. Cria encore. Frère. Frère !

            Tout disparut dans la douleur. Ne demeura plus qu'une seule question, une seule trahison, une seule supplique :

            Mon Frère, où es-tu ?

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Merlin se réveilla en sursaut. Il s'accrocha aux couvertures, au mur, à l'encadrement de bois du lit. Le cri était resté dans sa gorge. Chaque respiration lui arrachait les poumons. Il voyait encore les briques grises, entendait encore le rire terrifiant d'un homme, sentait encore l'horrible douleur de ses jambes et de ses bras. Et l'odeur. L'odeur de sang, de mort, de pourriture et d'excréments, l'odeur du soufre, du sang, du sang, du sang, du s...

    « Merlin ? Merlin ! »

            Du lin. De la lavande. L'odeur du lin et de la lavande.

            Le monde revint. Il y avait deux mains chaudes, douces, sur ses joues.

    « C'est fini, c'est fini, tout va bien... »

            Guenièvre le serra contre elle. Son nez se retrouva pressé contre le tissu blanc de son chainse. Lavande. Lin. Gwen. La terrifiante cellule n'était qu'un cauchemar. Il était dans l'antichambre, au château, à Camelot. Tout allait bien.

            Non, cria immédiatement sa magie. Il y avait quelque chose qui n'allait pas. Quelque chose qui n'allait pas du tout. Quelqu'un qu'il aimait, en danger, blessé. Gwen ? Non, elle était là, face à lui.

    « Art...Arthu-thur, baragouina-t-il en saisissant les épaules de sa reine, où est Arthur ? 

    — Il est là, Arthu-thur, tu l'as réveillé avec ton boucan, répondit une voix ensommeillée. »

            Merlin ne put retenir le sursaut de soulagement de franchir la barrière de ses lèvres. La silhouette du roi, dessinée en ombres bleutées dans l'encadrement de la porte, se rapprocha.

            Gwen le relâcha de son étreinte mais garda une de ses mains entre les siennes. Il ne parvenait pas à dégager de son cœur l'impression que quelque chose clochait.

            Un être que tu aimes, souffla son esprit.

            Gwen et Arthur étaient sains et saufs. Gaius ? pensa-t-il immédiatement. Non, répondit son instinct, il avait vu le vieux médecin le soir même. Hunith ? Non, il l'aurait senti. Qui d'autre ? Gauvain ? Un chevalier ? Un serviteur ?

            Un poids tomba au pied du lit. Arthur poussa ses chevilles d'un mouvement de poignet pour se faire de la place. Il y avait une véritable inquiétude dans ses yeux, dissimulée derrière une moue irritée. Après tout, c'était la première fois qu'il voyait Merlin cauchemarder. Habituellement, la simple présence du souverain non loin suffisait à enchaîner ses peurs le temps d'une nuit. Les rares fois où les fantômes étaient venus hanter Merlin, il était parvenu à rester suffisamment discret.

            C'était un cauchemar, se répéta-t-il. Rien de plus, rien de moins. Il en avait fait des centaines, des cauchemars. Et des parfois bien plus sanguinolents, bien plus terrifiants ou déchirants que celui-ci.

    « Tu veux nous en parler ? demanda gentiment Gwen. »

            Il attrapa son regard. Il y avait quelque chose de familier dans cette situation, quelque chose qui le projetait à nouveau dans la cage de briques grises.

            Non, se morigéna-t-il. C'était un cauchemar. C'était terminé. Rien qu'un cauchemar.

    « C'était... C'était... Pas vraiment cohérent, parvint-il à croasser. Juste... Terrifiant. 
    — C'est souvent comme ça, acquiesça Arthur à voix basse. »

            L'espace d'un instant, Merlin considéra les cauchemars qui pouvaient hanter un roi, le tourmenter à tel point qu'il détestait dormir seul et qu'il lui arrivait parfois de lutter contre le sommeil pour gagner quelques heures de tranquillité. Ils partageaient le lourd tribut de leurs choix. Mais Merlin n'était pas hanté que par les morts. Il était aussi hanté par les vivants, par leurs reproches, leur colère, leur haine, leurs larmes. Hanté par tous ses mauvais choix, toutes ses erreurs. Et il y en avait par centaines, à présent.

    « Après la mort de mon père, avoua soudain Gwen, un cauchemar me réveillait toutes les nuits. Ça a duré des mois. C'était toujours la même chose. Juste moi, moi et son cadavre, moi incapable de le sauver, et lui qui soudain se réveillait pour me blâmer. Parfois, il se relevait et me disait qu'il allait tuer le roi. Mais... Mais quand... Dès qu'il s'approchait... Uther prenait le visage de ce traître de Tauren, puis celui d'Arthur et... »

            Elle tourna son regard vers son époux.

    « Et c'était toi, qu'il poignardait. »

            Le roi, resté assis au pied du lit, saisit l'autre main de sa femme. Merlin regarda leurs yeux discuter quelques instants, apaisé par la voix de Gwen, le mélange familier de leurs odeurs. S'ils étaient tous deux sains et saufs, cela ne pouvait pas être si grave, se rassura-t-il. L'important était sous ses yeux.

    « Parfois... Parfois, il m'arrive encore de le faire, ce rêve crétin, admit-elle.

    — Je suis désolé, soufflèrent Merlin et Arthur d'une même voix.

    — Ne le soyez pas. C'est le propre des cauchemars, de nous poursuivre sans que l'on n'y puisse rien. Je sais que c'est un rêve idiot. Mon père n'aurait jamais pu faire de mal à une mouche, encore moins à son roi. »

            Merlin lui sourit faiblement. Serra ses doigts. Il se souvenait avec une grande acuité de l'homme qu'il avait accompagné plusieurs fois autour du château ramasser des giroflées ravenelle pour sa fille. Celui qu'il avait sauvé à grands risques et celui qui avait, comme des milliers d'autres, essuyé les plâtres de la haine d'Uther pour la sorcellerie.

    « Ce qui m'aide, reprit Gwen, c'est d'aller le voir. Visiter sa tombe, avec Elyan. Lui parler, lui dire qu'il me manque. Ça transforme les cauchemars en rêves où il me dit qu'il m'aime et qu'il est fier de moi. »

            Il y avait une grande tristesse dans son regard noisette assombri par la nuit, mais l'éclat de détermination et de bonté le surpassait. Reine Aimée, se dit Merlin, était aussi Reine Aimante.

    « Oui, ça aide, concéda à son tour Arthur. Parfois, je descends dans les catacombes simplement pour me rapprocher de Père. Comme si, en étant plus proche, je pourrais être inspiré par sa grandeur, par sa force et sa ténacité. »

            Ni Gwen ni Merlin n'osèrent l'interrompre ni le contredire. Tous deux avaient très vite compris où le roi se rendait lorsqu'il disparaissait en fin de journée et remontait les yeux rougis ou les traits tirés, mais n'en avaient jamais dit un mot.

    « Dans certains de mes rêves, il... Il revient. Et ses harangues sont intarissables. Violentes, même. Il s'en prend à mes chevaliers, à tous ceux qui ne sont pas de sang bleu, il... Il s'en prend à toi, Gwen. »

            Merlin serra les dents. L'Uther des cauchemars d'Arthur n'était pas si éloigné de ce que le roi avait été ou aurait pu être s'il avait été pleinement conscient après la trahison de sa fille. Gwen garda sagement le silence elle aussi, probablement arrivée à la même conclusion que lui. Elle avait été condamnée à la potence de nombreuses fois, parfois des mains d'Uther lui-même. Contrairement à Arthur, elle savait que son père n'aurait jamais accepté leur mariage et qu'elle ne serait pas restée impunie.

            Uther était mort depuis presque deux ans et Arthur le voyait encore comme un digne souverain et non comme un tyran. Aveuglement ? Dévotion ? Loyauté filiale ? Le connaissant, probablement un savant mélange des trois. Mais comment le lui reprocher ? Pouvait-il seulement blâmer Arthur de se souvenir du souverain et non du tyran ? Merlin, tout comme Gwen, n'était pas étranger à la douleur d'Arthur. Il savait, savait ce que perdre un père faisait à votre cœur, votre corps, votre propre reflet. Il savait, parce que lui aussi cherchait dans les rêves, dans les yeux de ses proches, l'idée qu'il aurait été fier.

            Merlin serra les dents. Fier avait habité le dernier souffle de Balinor, mort entre ses bras.

    « J'ignore si Keu viendra me hanter lui aussi, murmura Arthur avec un rictus triste. J'espère que non. J'espère qu'il pourra rester en paix, qu'il m'accompagnera dans le souvenir comme le frère qu'il a ét... »

            Merlin s'immobilisa. Il n'écoutait plus. La voix d'Arthur disparut, étouffée par la panique qui revint glacer ses veines.

            Frère.

            Où es-tu, mon frère ?

            C'était cela, qui clochait. Ce n'était pas Arthur, pas Gwen, pas Gaius, pas Hunith, pas Gauvain ni quiconque au château.

            Son rêve était l'appel d'un adelphe. D'une sœur. D'une semblable.

            De sa lumière du soleil.

            Aithusa.

            Il repoussa violemment les couvertures à ses pieds, fit sursauter Gwen et pester Arthur, bredouilla qu'il avait besoin de voir Gaius, inventa une histoire de potion de sommeil et détala. Une fois dans le couloir, il se mit à courir. Contourna les gardes aux lices d'un sort jeté entre ses dents.

            Aithusa.

            Cela faisait des mois qu'il n'avait plus eu de nouvelles de la dragonne. Des mois. Il s'était convaincu que tout était normal, qu'elle s'était probablement envolée plus loin qu'à l'accoutumée et découvrait les richesses et la beauté des royaumes d'Albion. Bon sang, il s'était même réjoui de voir leurs entrevues s'espacer. L'avait comparée à un oisillon enfin envolé de son nid. Il s'était... Il s'était senti fier.

            Par tous les dieux.

            Aithusa.

            Enfin, la forêt. Les premiers mots rugirent hors de sa gorge alors qu'il slalomait entre les arbres.

    « ὦ αιτηυσα, ερκηεο ! »

            Pitié, qu'elle l'entende. Pitié, que rien ne lui soit arrivé de grave. Pas Aithusa. Pas son bébé dragon, pas sa petite lumière gazouillante et sautillante. Pas son Aithusa. Pitié, non.

    « αναλε τενδαι γαρδ αμασεν φυλακσον ! ». 

            Il avait très rarement utilisé la langue draconnique avec elle. Il n'aimait pas la contraindre à quoi que ce soit, pas même à venir le voir. Elle était sa propre personne et méritait de pouvoir faire ses propres choix, pas de dépendre du bon vouloir d'un Seigneur des Dragons qui ne connaissait rien des implications de sa fonction. Mais cette nuit était l'exception. Alors il lui ordonna de se montrer, de le rejoindre, de se hâter.

            Il atteignit la clairière, à bout de souffle. Attendit, les mains crispées sur ses genoux, courbé sur lui-même, la respiration hoquetée par la panique.

            Une pleine minute passa. Puis deux. Puis trois.

            Il rugit à nouveau, plus virulemment cette fois, la somma de le rejoindre immédiatement.

            Attendit.

            Rien.

    « κιλγηαρραη ! implora-t-il au ciel étoilé. »

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

            Lorsque la silhouette de Kilgharrah apparut contre la lumière de la lune, Merlin avait perdu pour de bon le contrôle de sa panique. Tombé à terre dans l'herbe mouillée, il accrocha ses doigts au lin de ses braies et força ses yeux à se concentrer sur la danse des feuilles au sol.

            Enfin, après ce qui lui sembla être des heures mais tenait probablement plus de la minute, ses poumons cessèrent de vouloir l'asphyxier et il releva le menton. Le regard d'ambre du Grand Dragon l'accueillit.

    « Eh bien, jeune sorcier, que se passe-t-il ? 

    — Aithusa, lâcha-t-il sans préambule, la voix tout aussi trémulante que son cœur. » 

            Kilgharrah se contenta d'incliner la tête sur le côté, perplexe.

    « Elle est en danger. Il faut que tu m'aides à la trouver, j'ignore où elle est, cela fait des mois que je ne l'ai pas vue et dans mon rêve elle...

    — Ton rêve ? intervint le dragon.

    — Oui, mon rêve, balaya-t-il, exaspéré. »

            Les écailles autour des yeux orangés se froncèrent.

    « Était-ce un rêve prophétique ? J'ignorais que tes pouvoirs comprenaient déjà des dons de voyance. »

            Merlin se redressa sur les genoux, atterré par l'attitude du dragon. Ne comprenait-il pas l'urgence de la situation ? Pourquoi ce vieux lézard était-il bloqué sur son rêve et non sur ce qu'il était en train de lui dire ? Aithusa avait besoin d'aide !

    « Ce n'était pas un rêve prophétique, Kilgharrah, c'était la réalité ! Elle souffrait, elle était enfermée, elle a besoin d'aide !

    — Calme-toi, Merlin, s'exaspéra en retour le tas d'écailles qui osait s'appeler dragon, que te dit le lien ? »

            Il s'interrompit net.

    « Le lien ? »

            Kilgharrah roula des yeux. Il allait lui faire brouter de l'herbe, se jura Merlin. Ou le forcer à le trimballer sur son dos la prochaine fois qu'il aurait besoin de se déplacer, même simplement pour un kilomètre. Ça lui apprendrait à rouler des yeux.

    « Tu es un Seigneur des Dragons, jeune sorcier, si la vie d'un adelphe était en danger, tu le sentirais comme si tu l'étais toi-même. »

            ... Oh. Il se concentra un instant, chercha dans sa magie l'imbroglio de sensations qui s'accrochaient à ses pouvoirs de draconnier. Il sentait Kilgharrah, proche. Compta quelques secondes les battements lourds et réguliers de son cœur. Laissa son exaspération s'envoler à sa suite. Difficile de rester agacé contre un être que l’on sentait battre contre soi.

            Et, à côté, plus loin, comme s'il l'entendait à travers des kilomètres de forêt... le cœur d'Aithusa.

            Il manqua de s'écrouler de soulagement. Elle était en vie. Elle respirait et, s'il en croyait le rythme lent de métronome qui pulsait contre sa magie, dormait.

    « Tu la sens, toi aussi ?

    — Non, regretta le dragon en réponse, elle a beau être des miens, je ne possède pas la capacité de sentir sa présence. Je suis son semblable, pas son frère. »

            Merlin posa une main sur son propre cœur, curieux. Sous ses doigts, l'organe tambourinait encore, perdu entre un écho de panique et le soulagement. Comment pouvait-il sentir ainsi trois battements et être capable de les distinguer parfaitement ?

    « Alors elle... elle va bien ? bredouilla Merlin.

    — Je l'ignore, révéla Kilgharrah, cela fait quelques temps que je ne l'ai pas vue non plus, mais si tu sens ses battements de cœur, il n'y a pas grand lieu de s'inquiéter.

    — Mais si tout va bien, pourquoi n'a-t-elle pas obéi lorsque je l'ai appelée ? »

            Les grandes billes d'ambre le dévisagèrent. Une fois de plus, Merlin se sentit jugé, passé au crible et se retint de frissonner. Il avait beau connaître Kilgharrah, une part de lui serait toujours impressionnée par la magie et la puissance qui irradiaient du dragon. Encore plus lorsque ce dernier utilisait sa hauteur et sa prestance pour le fixer de la sorte, comme s'il était capable de voir à travers ses organes le moindre mouvement de son intériorité.

    « Quand l'as-tu appelée ?  

    — Quelques minutes avant toi. »

            Ses grandes ailes noires battirent l'air avant de se replier sur ses flancs. Cette fois-ci, Merlin jura le voir soupirer.

    « Tu sais, jeune sorcier, nous avons beau posséder des ailes, nous ne sommes nullement capables de disparaître et de réapparaître à notre guise aux endroits qui nous conviennent, se moqua Kilgharrah. Si elle a volé jusqu'à l'autre bout d'Albion, il lui faudra quelques jours avant de revenir et bien plus si elle avait eu l'idée de traverser l'océan. »
     
            Merlin se mordit l'intérieur des joues, honteux. Peut-être avait-il paniqué un peu rapidement, il était vrai. Mais... Son rêve ? Il avait encore dans la bouche un arrière-goût de sang et de méfiance. Était-ce vraiment juste un rêve ? Rien qu'un cauchemar ?

            Sa vie était rarement aussi simple.

    « Tu as sûrement raison, tempéra-t-il. Mais je préfère être prudent. J'aimerais que tu te mettes sur sa piste et que tu la retrouves.

    — Merlin... objecta-t-il immédiatement.

    — Ne m'oblige pas à te l'ordonner, Kilgharrah. »

            Cette fois-ci, le dragon roula des yeux et grogna si fort que son souffle décoiffa Merlin. Il fronça le nez. Urgh. Mais qu'est-ce qu'il mangeait, ce colosse-là ? Des pets de morues ? Des œufs pourris prédigérés ? Décidément, il allait le faire brouter !

    « J'aimerais te rappeler que je ne suis ni un cheval, ni un pigeon, jeune sorcier, râla Kilgharrah une dernière fois avant de s'envoler. »

            Merlin regarda sa silhouette s'éloigner puis disparaître.

            Il finit par rejoindre le château quelques minutes plus tard, pensif, incapable d'être complètement rassuré. Revenu dans la citadelle, il hésita un instant à retourner auprès d'Arthur et de Gwen mais se ravisa. Roi et reine s'étaient probablement rendormis et il ne voulait pas risquer de les réveiller en se glissant dans l'antichambre. Il tomba dans sa paillasse inconfortable et ne s'endormit qu'au moment où le coq chantait dans la basse-cour.

     

    Chapitre 3

    Chapitre 3

     

            Le lendemain, Merlin fixa le ciel tout l'après-midi. Il ignora royalement Arthur qui lui lança un vieux bout de tissu dans la figure face à Gauvain et Perceval et déclara sous un gloussement général que son valet avait grand besoin d'un doudou.

            Le surlendemain, il perdit deux heures à contempler l'horizon depuis la tourelle Est et ne redescendit que lorsque Daegal, curieusement trempé, vint le chercher pour lui demander de l'aide.

            Le troisième jour, il parvint à se détendre en entendant Léon expliquer qu'il fallait trois semaines aux meilleurs cavaliers pour parcourir le royaume.

            Le quatrième jour, il paniqua à nouveau en observant un merle s'envoler à toute allure de l'étalage de marché sur lequel il s'était posé pour y dérober des fruits.

            Le cinquième jour, il envisagea réquisitionner Llamrei pour sillonner le royaume en espérant tomber sur un dragon blanc.

            Et le sixième jour, il oublia tout.

            Il se tenait accroupi face au feu dans la cheminée, occupé à tisonner machinalement les flammes, l'esprit concentré sur le morceau qu'il pourrait jouer une fois le dîner terminé, lorsque les portes des appartements royaux sautèrent de leurs gongs. Roi et reine sursautèrent de concert. Merlin serra le pique-feu dans son poing, la magie au bord des mains.

            Gauvain, un air hanté peint sur ses traits, Perceval sur ses talons, courut jusqu'à la table.

    « Sire, deux armées foncent sur Camelot ! »

     

    ____________________________________________________________________________________________

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