• Chapitre 6 - 2

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    Chapitre 6 - 2

    Chapitre 6 - 2

     

             Quelques minutes plus tard, il entrait sans frapper dans les appartements de Gaius, déterminé à tirer la dague hors de la plaie une bonne fois pour toutes. Il était prêt. Prêt à gérer l'écoulement de sang, prêt à presser des linges sur la plaie. Prêt. Le battant de la porte buta contre un tabouret resté en plein milieu du passage et il s'arrêta net. Inspecta rapidement la scène sous ses yeux.

             Le médecin n'était pas là. Ses quartiers étaient vides. Dans un état déplorable, comme si une vague de soldats avait dû y être soignée en quelques heures et avait laissé dans son sillage un varech de bandages, de bocaux vides et de coupelles sales. Mais les quartiers demeuraient bel et bien inhabités.

             Arthur se laissa tomber sur une chaise et soupira bruyamment. Sa détermination venait de retomber comme un soufflé. Qu'aurait-il bien pu dire, de toute manière ? Qu'aurait-il fait ? Exigé des réponses, la certitude que le vieil homme avait accompagné son valet dans la félonie ? Au contraire, celle qu'il n'avait rien su et passé dix ans à héberger un puissant sorcier sans en avoir la moindre idée ? Il n'y croyait pas une seconde. Gaius avait été formé à la médecine hors de l'île, dans des contrées où la magie était acceptée. Lorsqu'il était arrivé à Camelot, près de quarante ans plus tôt, sous le règne de son père, il avait d'abord été accepté comme guérisseur. Il connaissait la magie, ses lois, ses pratiquants. C'était probablement lui, tout ce temps, qui avait renseigné Merlin et l'avait entraîné.

    « Arthur ? »

             Son cœur rata un battement. Il releva la tête vers la porte de la chambre de son valet, entrouverte, d'où venait de s'élever une voix douce qu'il aurait reconnue entre mille autres. Il se mordit les lèvres. Il n'était pas prêt à avoir cette discussion avec Guenièvre. Sa femme allait immédiatement voir que rien n'allait. Un instant, il envisagea déguerpir discrètement, la laisser penser qu'elle venait d'imaginer entendre quelqu'un entrer.

    « Arthur, je sais que c'est toi, reprit-t-elle. Je t'ai entendu soupirer suffisamment de fois. Monte. »

             Il y avait de la tendresse dans sa voix, alors Arthur baissa la tête, s'exécuta et gravit les quelques marches qui le séparaient de la confrontation.

    Chapitre 6 - 2

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             Les quartiers de Merlin semblaient avoir quelque peu échappé à la tempête qui avait sévi dans ceux du médecin. Pas de bande sanguinolente, de fils et d'aiguilles, ni de bocaux à moitié remplis d'onguents de toutes les couleurs renversés sur le plancher. Tout était à sa place, éparpillé selon les lois du chaos organisé habituel de son valet. Tout semblait si normal. Des herbes séchaient dans un coin, pendues à l'envers, aux côtés de chemises et de chaussettes qu'Arthur connaissait presque mieux que les siennes. Des livres, jetés pêle-mêle sur le bureau, s'entassaient sous les parchemins, les rouleaux et les plumes.

             Merlin avait fui, mais n'avait rien pris avec lui.

             Il avait disparu comme l'éclair après l'orage.

             Arthur sentit la bile lui monter à la gorge. Rien que se tenir dans les quartiers de son serviteur lui donnait envie de hurler. La pièce avait l'odeur de Merlin. L'odeur des herbes, l'odeur de ses vêtements, l'odeur de son savon, de sa transpiration. L'odeur de la pluie. Il força son regard à rester sur Gwen, allongée dans le petit lit, les traits tirés mais un sourire au bord des lèvres.

    « Comment vas-tu ? »

             Sa femme n'avait pas l'air en grande forme et Arthur se sentit soudain bien piètre époux. Il n'était pas passé la voir une seule fois depuis la veille, l'avait laissée passer la nuit seule sans même penser à venir la rassurer.

    « Je vais survivre, plaisanta-t-elle en se redressant précautionneusement, une main sur les bandages autour de son abdomen. »

             Arthur se précipita pour l'aider à glisser un coussin dans son dos et demeura, proche, à ses côtés, à moitié assis sur la paillasse et à moitié dans le vide. Au bord du gouffre, une fois de plus.

    « Je ne vais pas pouvoir te seconder, avoua-t-elle, la voix pleine de regrets. Gaius veut me garder alitée quelques jours, le temps d'être certain que la plaie ne s'infecte pas. Comme c'est une blessure magique, il préfère être prudent. Je suis désolée, Arthur. »

             Il ne put retenir le rire sans joie qui lui échappa.

    « Il n'y a vraiment que toi pour t'excuser dans un moment pareil, l'admonesta-t-il gentiment, saisissant sa main libre entre les siennes. Tu nous as sauvé la vie, Gwen. Sans toi, nous n'aurions plus de château. Sans toi, nous ne serions plus là. As-tu seulement idée de la peur que tu m'as faite en te jetant sur ce bâton ? Tu aurais pu y rester ! »  

             Elle sourit doucement, caressa du bout du pouce le dos de son index. Il savait qu'elle ne regrettait rien et plongerait à nouveau droit dans le danger s'il le fallait. Mais il avait eu si peur de la perdre.  

    « Arthur... commença-t-elle, la voix soudain prudente. J'allais y rester. »

             Le roi serra les dents, ses mains. Inutile, semblait-il, d'espérer que l'affaire puisse demeurer silencieuse entre eux. Guenièvre devait sa vie au réflexe de Merlin. S'il ne s'était pas rué sur elle, ne l'avait pas tirée en arrière, le maléfice l'aurait tuée. Il frissonna en repensant au sort réservé aux fenêtres. Aux éclats de vitraux sur les dalles. Aux brisures acérées, éparpillées au sol.

             Dieux, merci.

    « J'y pense sans cesse depuis hier, continua-t-elle. Il était loin derrière moi quand le sort a giclé. Mais d'un instant à l'autre, comme si le temps s'était arrêté, il était là. Il n'aurait jamais dû pouvoir m'attraper. C'est... C'est sa magie, qui m'a sauvée. »

             Arthur soutint bravement le regard noisette face à lui, mais ne put empêcher ses doigts de se mettre à trembler. Impossible, avec leurs mains emmêlées, que Gwen ne le sente pas. Il la dévisagea. Il y avait une détermination farouche dans les yeux de sa femme. Trop de résignation. Pas assez de choc, pas assez de surprise. Soudain, une terrible idée lui vint et traversa la barrière de ses lèvres avant qu'il n'ait le temps de l'arrêter :

    « Tu savais ? »

             Les instants qui suivirent convainquirent Arthur que le silence était probablement l'une des pires choses au monde. Non. Elle n'aurait pas osé lui cacher une chose pareille, n'est-ce pas ? Elle avait beau avoir été l'amie de Merlin avant de devenir la sienne, elle ne lui aurait pas menti, pas à lui, pas sur quelque chose de cette ampleur... n'est-ce pas ?  

    « Non, avoua finalement Guenièvre et Arthur respira à nouveau. Mais... Il y a quelques années, j'ai eu des soupçons, à l'époque où je ne le connaissais pas encore très bien. J'ai toujours senti qu'il y avait quelque chose de... de différent, chez lui. Quelque chose qu'il ne nous disait pas. Mais avec les années, avec ce que j'ai vu de la magie, après Morgane... Cela me semblait simplement impossible. »

             Arthur baissa les yeux. Il oubliait parfois que Gwen avait été, elle aussi, aux premières loges de la chute de Morgane. Elle avait vu son amie sombrer petit à petit dans la colère, dans la haine, avait vu la sorcellerie faire d'elle une femme sans âme et sans remords, avait tenté de lui offrir une épaule, un soutien, en vain. Elle avait craché sur leurs mains tendues et saisi celle de Morgause. Il avait perdu une sœur. Guenièvre, une amie.

    « Je ne m'en serais même pas douté, avoua-t-il. »

             Jamais il n'aurait pensé à lier Merlin et magie. Jamais. L'un était trop inconnu, trop ambivalent, trop compliqué, trop effrayant. L'autre si familier, si rassurant. Jamais il n'aurait pu deviner. S'il le lui avait confié, peut-être aurait-il même douté.

             Pourtant, pensa-t-il, tout ce temps, Merlin avait été sous son nez.

             Tout ce temps, il avait menti.

             Guenièvre retira sa main gauche des siennes et la posa contre sa joue.

    « Je ne m'en serais même pas douté, répéta-t-il, la voix brisée. »

             Il voulait s'énerver. Laisser la colère monter à nouveau, avaler tout le reste. C'était plus simple, la colère. Plus simple que cet imbroglio de chagrins qu'il ne savait même pas nommer.

             Gwen dégagea sa seconde main de son flanc et l'attira à elle. Il se retrouva le nez plongé dans son cou, enroulé dans sa chaleur et son odeur. Tordu dans une position étrange, penché vers elle mais loin, si loin, pour ne pas la blesser davantage. Les larmes montèrent. Il les retint de toutes ses forces, inspira profondément.

    « Arthur... murmura-t-elle doucement, Merlin n'est pas comme elle. Ce n'est pas parce qu'il a de la magie qu'il...

    — Mais je m'en fous, de la magie ! lâcha-t-il soudain en se reculant. »

             Le silence tomba. Sa reine ne répondit rien, ne le repoussa pas, se contenta de lui lancer un regard aussi surpris qu'accusateur. Il se passa une main sur le visage, reprit le contrôle de ses émotions. Elle avait raison. Il était loin de s'en foutre, de la magie.  

    « Bon, certes, lui accorda-t-il, la magie est une chose. Mais... Ce sont les mensonges, dont je ne me remets pas. C'est le fait qu'il ne me l'ait jamais dit. Je pensais que l'on était amis. Je pensais qu'il avait confiance en moi. Ce n'est pas tant la magie que... Il a fui, Gwen. Il a fui. »

             Cette fois-ci, Guenièvre ne sut que répondre. Ses yeux s'embuèrent. Arthur sentit les siens se brouiller en réponse. Il détestait voir Gwen pleurer. La simple pensée de son visage en larmes lui déchirait le cœur. Il s'excusa à voix basse, la saisit à nouveau délicatement contre lui. Il en voulait tellement à Merlin de faire du mal à son amie. De les laisser ainsi. Seuls. Il lui en voulait tant d'avoir fui. Lui en voulait de ne jamais lui avoir dit. Et... oui, il lui en voulait d'avoir de la magie.

             Ils demeurèrent tous deux dans les bras de l'autre de longues minutes, incapables de trouver des mots pour se réconforter, condamnés à tenter de s'apaiser en silence.

             Ce fut Guenièvre qui finit par reculer la première. Elle renifla sans grâce, passa une main sur son visage humide et se redressa avec une grimace de douleur mais empêcha son époux de l'aider d'un signe de main.

    « Où est-il parti, à ton avis ?

    — Je l'ignore.

    — Ealdor ? »

             Arthur haussa les épaules, tourna le regard vers le battant de la fenêtre. Renifla à son tour. Il se fichait de savoir où Merlin pouvait bien être. Il n'allait certainement pas aller le chercher. S'il avait fui, c'était bien qu'il ne voulait pas être trouvé.

             Alors que Guenièvre ouvrait la bouche, certainement pour tenter de le rassurer, inventer une version des faits où Merlin reviendrait de lui-même pour s'excuser, raccommoder le cœur de son roi et de sa reine, la porte des appartements de Gaius grinça. Les époux se jetèrent un regard.

    « Votre Majesté ? appela le médecin. Tout va bien ? J'ai entendu des voix. »

             Arthur tenta de lui faire comprendre en un coup d'œil de ne pas révéler sa présence. Il ne voulait plus voir Gaius. C'était une très mauvaise idée.

             Gwen l'ignora.

    « Le roi est avec moi, Gaius. »

             Arthur poussa un soupir à en fendre l'âme. Quelques secondes plus tard, le vieil homme toquait contre la porte restée entrouverte.

    Chapitre 6 - 2

    Chapitre 6 - 2

             Il envisagea une poignée de secondes trouver une excuse pour s'échapper, mais renonça immédiatement en voyant le visage du médecin, pâle et cerné. Avec le siège, Gaius avait dû peiner à trouver quelques heures de sommeil ces derniers jours, se rappela-t-il. Alors avec la fuite de Merlin... Il était plus que probable qu'il n'ait pas fermé l'œil la nuit passée.

    « Sire... commença le vieil homme en s'avançant prudemment dans la chambre de son pupille.  

    — Tu savais ? le coupa immédiatement Arthur. »

             Il sentit Gwen lui envoyer un regard de reproche mais ne s'excusa pas. Ces deux mots allaient hanter ses jours, semblait-il. À qui allait-il devoir demander ? Qui avait su, toutes ces années ? Qui s'était fait complice ? Qui d'autre lui avait menti ? Qui ?

    « Oui. »

             Son cœur se fissura un peu plus.

             Autrefois, il avait considéré Gaius comme une seconde figure paternelle. Comme un mentor, un guide, un homme sage et empli de savoir, impressionnant par ses connaissances là où Uther était intimidant par ses colères. Les rares fois où le chagrin avait supplanté la peur de décevoir son père dans son cœur d'enfant et de jeune adulte, c'était Gaius qui avait été témoin de ses larmes. Gaius qui avait réconforté le jeune prince et lui avait assuré que la rage dans les yeux d'Uther n'existait que parce qu'il était fier et exigeant.  

    « Arthur... Il est votre ami. 

    — Mon ami ? ricana tristement le roi. Un ami qui a fui plutôt que d'oser me faire face, oui. »

             Gaius soupira longuement. S'essuya à deux reprises les paumes contre le lin sombre de sa tunique. Il semblait chercher ses mots. Dansait d'un pied sur l'autre. En trente ans, Arthur ne l'avait jamais vu aussi clairement nerveux et incertain.

    « Gaius ? insista Gwen, qui avait lu elle aussi l'hésitation immanquable de sa posture. »

             Leur cachait-il encore des choses ? Il serra les poings. Il n'était pas sûr de pouvoir encaisser une autre trahison. Pas sans s'écrouler pour de bon.

    « C'est juste que ça ne ressemble pas à Merlin, de fuir, admit-il.

    — C'est un sorcier, siffla le roi.

    — Il n'aurait pas fui. Pas le Merlin que je connais, rétorqua le médecin. 

    — Qu'essaies-tu de dire ? s'étrangla Guenièvre. Il n'est... Il n'est tout de même pas... ? »

             Le monde se remit à tanguer. Arthur serra fort la couverture dans sa main. Non. Merlin n'était pas mort. Il le sentait, au plus profond de ses os, de son cœur meurtri. Il était en vie. Il avait fui.

    « Non, la rassura Gaius. Non, il n'est pas mort. Mais je ne pense pas qu'il soit parti de son plein gré. Il ne vous aurait jamais laissé, Sire. »

             Le dénommé laissa échapper un rire qui ressemblait un peu trop à un sanglot. Bien sûr. Tout comme il ne lui aurait jamais menti pendant dix ans, peut-être ? Comme si le médecin l'avait entendu, il se rapprocha et tenta d'attraper son regard.

    « Arthur... Merlin n'est pas seulement un sorcier. »

             Oh, par les dieux, quoi encore ? Que pouvait-il cacher de pire ?

    « Certains disent qu'il est le plus puissant mage que la terre n'ait jamais porté. 

    Merlin ? »

             Il ne parvenait pas à y croire. Merlin, l'imbécile maladroit qui confondait sa droite et sa gauche en patrouille, trébuchait sur des racines, ne comprenait pas comment fonctionnait un trébuchet, ce Merlin-là, son Merlin, incapable de se réveiller avant les poules et toujours en retard, était le plus puissant mage que la terre n'ait jamais porté ? C'était une vaste plaisanterie. Toute cette affaire était une vaste plaisanterie, d'un mauvais goût sans précédent.

             Ou bien ne connaissait-il vraiment rien de l'homme qui avait été son ombre pendant dix ans ?

    « Il a bien plus fait pour nous, pour vous et Camelot que vous ne pouvez l'imaginer, avoua le médecin.

    — Dis-nous, l'implora Gwen dont la voix tremblait. Dis-nous, Gaius. Nous avons besoin de comprendre. »

             Dieux, elle pleurait à nouveau. Arthur tenta d'avaler l'immense boule qui obstruait sa gorge mais ne parvint qu'à émettre un son répugnant perdu entre la déglutition et le hoquet. Gwen attrapa sa main. Il s'y accrocha comme un noyé à une bouée.

             Cela allait les détruire, pensa-t-il avec désespoir. Cette trahison allait sonner leur perte. Ils allaient couler, l'un après l'autre. Si Gwen ne tenait pas, il allait sombrer avec elle.

    « Je ne peux pas, ma reine, murmura Gaius. Ce ne sont pas mes secrets. Certaines choses sont trop... Trop importantes. C'est à lui de vous les révéler, pas à moi. »

             Et soudain, ce fut trop. Arthur en eut assez. Il se redressa, lâcha la main de sa femme, passa devant le médecin qui fit un pas sur le côté pour l'esquiver à la dernière minute, sauta les marches, passa à travers la pièce en deux enjambées et sortit sans accorder le moindre regard à Daegal tout juste rentré.

             Il traversa le château en courant à moitié, croisa Léon aux côtés d'une patrouille, le somma sans délicatesse de préparer la salle du trône pour leur entrevue hebdomadaire avec les Chevaliers de la Table Ronde le lendemain et termina sa course en claquant la porte de ses propres quartiers.

             Ce fut seulement là, adossé contre le bois, qu'il respira à nouveau.

             Il n'en pouvait plus, de cette absence.

             Il voulait que Merlin soit là. Qu'il puisse lui hurler dessus, le secouer comme un prunier, lui faire comprendre à quel point ses mensonges étaient en train de le ronger de l'intérieur et de tout gangréner. Il en voulait à Gaius de l'avoir protégé. En voulait à Gwen de l'avoir suspecté. En voulait à tous ceux qui avaient su sans jamais lui en parler. Il en voulait au monde entier.

             Et il voulait que Merlin soit là.

             Qu'il soit là pour lui dire qu'il se méprenait, que la magie ne faisait pas de lui le traître que sa fuite peignait. Qu'il lui assure que tout n'était pas que mensonge. Qu'il lui assure qu'Arthur n'avait pas rêvé ce sentiment de réciprocité qu'il avait cru capable de tout surmonter. Qu'il n'avait pas imaginé l'amitié.

             Il avait besoin de comprendre. Besoin de savoir pourquoi, comment, quand.

             Mais il n'y avait que le silence.

             Arthur se laissa tomber sur une chaise. Il était prêt à parier que Merlin s'était servi de la magie autour de lui, au quotidien. L'armure enchantée qui lui avait sauvé la vie le dernier jour du siège et qu'il n'osait plus approcher depuis en était la preuve. Il repensa un instant aux épées polies à la perfection, aux taches incrustées qui partaient toujours de ses chemises, aux bains qui restaient chauds des heures après qu'il s'y soit glissé, aux briques sous ses draps qui ne l'avaient jamais brûlé.

             Puis, il repensa à la foudre. À la violence et à la puissance de la magie qui avait éclaté dans la salle du trône. Merlin ne s'était pas servi de ses pouvoirs seulement pour se simplifier la vie. Il avait blessé. Il avait assassiné, ne s'était pas contenté de protéger. Il avait attaqué avec la claire intention de tuer. Les quatre sorciers n'avaient pas été ses premiers meurtres. Cela s'était senti à sa posture, à son corps, à ses yeux, à l'éclair-même. Merlin avait du sang sur les mains. Autant qu'Arthur.

             Peut-être même plus.

             La pensée le gela. Malgré toutes ses réticences à l'avouer, son valet avait toujours été pour lui un exemple de moralité. De pureté de cœur. L'incorruptible incarnation du juste, du bien, du bon.

             Comme Morgane autrefois, lui souffla son esprit. Comme Morgane dans ses jeunes années, sur qui il avait pris modèle un nombre de fois incalculable, qu'il avait admirée en secret, comme l'aînée sage et raisonnable qu'il fallait imiter.

             Dieux, qu'il avait peur que Merlin se révèle être comme sa sœur. Qu'il avait peur de ce que pourrait faire la magie à son ami. Était-il encore temps ? Pouvait-il encore l'aider, le sauver ? Ou bien était-il déjà trop tard ? Ces quatre meurtres étaient-ils la preuve que Merlin était perdu à jamais, égaré lui aussi dans les bras de la sorcellerie et de la cruauté ?

             Qu'avait-il fait ? Quels sorts, quand, pourquoi ? Sur qui ? Comment ? Il avait besoin de savoir. Jusqu'où s'étendait la trahison et où commençait la vérité ? Y avait-il seulement du vrai, dans le tissu de mensonges qui lui avait servi de cape ces dix dernières années ?

             Gaius avait raison. Il avait besoin de l'entendre de la voix de Merlin. Pas de celle d'un intermédiaire, d'un allié qui minimiserait les horreurs et accentuerait les hauts faits ou d'un ennemi qui lui brosserait le portrait à grands coups de ténèbres. C'était la voix de Merlin, qu'il lui fallait. Sa voix à lui, ses mots, sa vision. Personne d'autre.

             Mais Merlin avait fui.

             Les minutes passèrent. Finalement, Arthur leva le bras et attrapa mollement une pomme dans le compotier face à lui. L'éplucha avec minutie à l'aide d'une dague, la mangea du bout des lèvres, machinalement, perdu dans ses pensées. Il se mettait à soupçonner chacun de leurs échanges d'avoir été régi par la sorcellerie. Chaque parole, chaque geste, chaque regard. Sur quoi aurait-il pu mentir d'autre ?

             Il fut interrompu dans ses inquiétudes par des coups frappés à la porte. À l'extérieur, la nuit était tombée. Il venait encore de passer des heures le regard dans le vide et le cœur en poussière, incapable d'accomplir correctement ses devoirs de souverain. Il abandonna les restes de sa pomme, se redressa. Quel roi pitoyable il faisait.

    « Sire ? »

             Arthur serra les dents. Le temps n'était qu'une boucle. Tout se répétait inlassablement. Il était de retour au matin-même, lorsque cette voix avait traversé le bois de la porte et qu'il l'avait congédiée. Il était temps, se dit-il, de tout chambouler. Temps de rompre le cycle infernal et tenter de trouver du sens dans les nouvelles lignes.  

    « Entre, Gaius. »

             Inutile de fuir le médecin plus longtemps.

    « Je viens pour votre cuisse, Sire. »

             Il ne s'étonna pas que l'information soit parvenue jusqu'à ses oreilles et laissa le vieil homme dénouer soigneusement les bandages, inspecter sa blessure et se mettre au travail. Il tourna le regard. Gaius l'avait soigné toute son enfance, mais Arthur avait fini par perdre l'habitude qu'il soit son médecin. La vulnérabilité, les cicatrices, les coupures infectées, les courbatures en fin de journée, tout ce que son corps pouvait avoir de gênant, de disgracieux, de secret, était devenu l'apanage de Merlin. Gaius ne savait plus rien. Sous ses doigts, Arthur se sentit soudain redevenu enfant. Châtié par le sourcil intimidant du vieil homme, assis sur sa table au milieu des potions et des bouillons, à se mordre l'intérieur des joues pour l'empêcher de voir sa douleur. Face à Gaius, il eut soudain honte de sa plaie, honte de ne pas avoir pu esquiver l'attaque ou le coup de masse. Honte d'avoir échoué, de ne pas avoir été meilleur.  

             Une fois le bandage terminé, il releva les yeux. Quoi que Gaius ait à dire pour soutenir son pupille, il était prêt. Prêt à l'entendre. Prêt à écouter le gardien défendre son protégé, le père défendre le fils. Mais, contre toute attente, le vieil homme se contenta de ranger son matériel et de lui tendre un flacon. Arthur l'attrapa par réflexe. Que... ?  

    « Pour votre sommeil, expliqua-t-il. »

             Le regard du roi passa successivement du liquide verdâtre au médecin. Il ne comprenait rien. Gaius allait partir ? Comme ça ? Simplement ? Sans un mot ? Sans un geste pour Merlin ? Au moment où sa silhouette allait disparaître pour de bon derrière le bois de la porte, Arthur se redressa.

    « Gaius... attends. »

             Quelque chose dans le regard bleu cerné de rides l'arrêta. Le retint de prononcer immédiatement le nom qui planait entre eux. Retarda la question qui brûlait ses lèvres.

    « Comment va Gwen ? demanda-t-il à la place. Elle a reçu l'attaque magique de plein fouet. Cela ne risque-t-il pas de lui laisser de graves séquelles ?

    — Non, Monseigneur. La reine sera entièrement rétablie d'ici quelques jours. Vous n'avez aucune inquiétude à avoir.

    — Et Galaad ? Bédivère ?

    — Le seigneur Bédivère a rejoint ses quartiers. Il fera son rapport au conseil d'ici quelques jours. Quant au seigneur Galaad, son état est encore fragile, mais sa vie n'est plus en danger. »

             Arthur serra le pommeau du fauteuil entre ses doigts. Comment avait-il pu ne pas s'apercevoir plus tôt de la facilité qu'avait Gaius à adopter un ton blanc, neutre, à parler des vies humaines comme d'un banal compte de blé ? Était-ce ainsi que le vieil homme était parvenu à tromper Uther ? À cacher un sorcier sous son nez pendant des années ? En se contentant de demi-vérités, d'un ton plat, prudent, mesuré ?

             Devait-il le punir ? se demanda-t-il soudain. Sous le règne de son père, quiconque s'associait ou protégeait la sorcellerie était décrété coupable et destiné au bûcher. Il s'était juré en prenant le trône qu'il n'en arriverait jamais à de telles extrémités, qu'il offrirait à chacun un jugement et un procès équitable. Mais que devait-il faire ? Accuser Gaius ? Il avait avoué la félonie. Comment aurait-il pu le condamner ? Mais comment aurait-il pu ne pas le faire, puisqu'il avait condamné tous les autres ?  

    « Vous faudra-t-il autre chose, Sire ? »

             Arthur tourna à nouveau le regard vers la fenêtre. Il parvenait difficilement à supporter le visage impassible de Gaius. Il aurait préféré une longue tirade passionnée, préféré voir le vieil homme rassembler sa colère et tout faire pour sauver l'honneur de son pupille. Cette prétendue nonchalance n'était qu'un rappel supplémentaire qu'il avait beau avoir le respect de ses sujets, il n'avait toujours pas pu gagner leur confiance. Pas même celle d'un homme qui l'avait vu grandir et qui lui avait pourtant juré sa loyauté.

    « Sais-tu où il est ? »

             Gaius laissa échapper un soupir. Les ongles d'Arthur crissèrent contre le bois.

    « Non, Sire, je ne sais pas.

    — Tu n'en as vraiment aucune idée ? Il doit bien y avoir un endroit, quelque chose ! pressa le roi malgré-lui.

    — Je vous ai fait part de mon idée, vous avez refusé de l'écouter, cingla le médecin. »

             Les deux hommes se dévisagèrent. Les remords furent immédiatement lisibles sur les traits ridés. Pas si impassible que ça, pensa Arthur, rassuré.

    « Veuillez accepter mes excuses, Sire, je me suis laissé emporter.

    — Non, je t'en prie, parle, rétorqua le roi en retour. Explique-moi, puisqu'a priori je ne comprends rien. »

             Il sentait la colère monter, bouillonner dans sa voix. Prête à prendre le relai du chagrin. Il était temps, se dit-il. Il n'en pouvait plus de nager dans la douleur. Peut-être qu'un peu de rage pourrait l'aider à oublier.

             Mais Gaius ne lui laissa pas la possibilité de se passer les nerfs. Il soupira à nouveau, posa sa sacoche et son matériel sur la table. Chercha précautionneusement ses mots.

    « Arthur, débuta-t-il enfin, je suis un vieil homme. Les années m'ont appris à faire passer la prudence avant tout le reste, parfois même au détriment de la justice ou de l'honnêteté. Je regrette d'avoir eu à vous dissimuler des informations, mais il faut que vous compreniez que cela était une nécessité, dans ma position. Je ne vous aurais jamais nui, ni à vous, ni à Camelot, mais je ne pouvais pas risquer de mettre Merlin en danger. »

             En danger. Le mot frappa Arthur aussi violemment qu'une claque en plein visage. Merlin aurait été en danger, révélé. En danger aux côtés d'Arthur. En danger. Comme s'il avait pu lui faire le moindre mal. Comme s'il avait pu le condamner. Comme si...

             Comme si ses propres lois l'y obligeaient.  

    « Je sais que vous êtes blessé, probablement encore en colère, poursuivit Gaius d'une voix dont la douceur érafla le cœur du roi. Mais essayez de considérer pourquoi il ne vous en a jamais parlé. Vous le connaissez tout aussi bien que moi, vous savez pourquoi il était condamné au silence.

    — Je ne le conn...

    — Si, Arthur, le coupa-t-il d'un ton ferme qui lui rappela brusquement Uther. Vous le connaissez mieux que moi. La magie n'est qu'une part de lui. Vous le connaissez. Et vous savez que jamais Merlin n'aurait fui, encore moins lorsque vous êtes concerné. Il vous aurait tenu tête, il aurait courbé l'échine et vous aurait laissé le menacer, le condamner, peut-être même le décapiter. »

             L'image qui s'imposa sous ses yeux lui donna la nausée. Merlin, quelques secondes après l'éclair, à genoux sur les dalles, tête baissée, yeux fermés, résigné à mourir sous le fer d'Excalibur. L'image était si douloureusement Merlin qu'elle renversa à nouveau son monde. Il n'aurait jamais pu, enfin. Ses sujets avaient-ils tous une si piètre opinion de lui ? Comment Merlin avait-il pu penser, ne serait-ce qu'imaginer, qu'il soit capable de le tuer ?

    « Je n'aurais jamais... Gaius, enfin, il devait le savoir, je n'aurais jamais pu l'exécuter.

    — Et l'exiler ? Le forcer à quitter Camelot et vos côtés ? Si vous pensez que c'était la mort, que Merlin craignait, vous vous trompez, seigneur. »

             Arthur se mordit férocement l'intérieur des joues. Rassembla toutes les années de prestance imposées par Uther pour empêcher sa voix de trembler.

    « Alors explique-moi, Gaius ! Je suis tout ouïe ! Si Merlin est véritablement celui que tu décris, s'il est véritablement un ami et pas un traître, où est-il ? Pourquoi n'est-il pas resté pour s'expliquer ? Pourquoi a-t-il fui ? »

             L'espace d'un instant, d'un instant affreux, à en renverser le monde pour de bon, Arthur crut que Gaius allait se mettre à pleurer. Mais une fois de plus, le vieil homme reprit magistralement contrôle de ses émotions et lui répondit d'une voix calme :

    « Je l'ignore, seigneur. Je ne comprends pas sa disparition et je suis inquiet. Mon premier réflexe ce matin a été de vérifier qu'il ne soit pas resté dans l'enceinte de la ville par peur d'être poursuivi ou qu'il ne soit pas allé s'enfermer de son propre chef dans une cellule du château. »

             Arthur le revit, échevelé, jeté contre la paille. Combien de fois avait-il été accusé, en dix ans ? Combien de fois Gaius ou Arthur lui-même avaient-ils dû négocier auprès d'Uther pour le tirer du cachot ? Et combien de fois était-ce parce qu'il s'était effectivement servi de la magie ?

     « Sire... avec votre permission, j'aimerais entamer des recherches. »

             Cette fois-ci, Arthur releva les yeux.

    « Des recherches ? Que penses-tu, qu'il a été enlevé ? 

    — C'est une possibilité.

    — Non, ça ne l'est pas.

    — Arthur...

    — Et par qui aurait-il été enlevé, je te prie ?

    — Je... Je l'ignore, Sire, mais nous devons prendre en compte la possibilité que...

    — Non. »

             Ils se dévisagèrent quelques secondes.

    « Je l'ai vu s'enfuir, Gaius. »

             Le médecin ouvrit la bouche. La referma.

    « Juste après l'éclair, j'ai vu une ombre passer par les fenêtres. Je ne saurais pas l'expliquer, mais je... Je sais que c'était lui. »

             Il n'avait aucun moyen de l'exprimer autrement. Dès les premiers instants, ces premières minutes impossibles où il était resté immobilisé face à la terrible réalité, il avait su. La silhouette qui avait suivi la lumière était Merlin. Il était en vie, lui criait son cœur sans qu'il ne sache pourquoi, et il avait fui.

    « Merlin n'aurait pas fui, répéta bêtement Gaius. »

             Pour la première fois, Arthur vit en lui un être inapte. Un vieil homme dépassé, épuisé, incapable de reconsidérer le monde et ses certitudes. Plein de fautes et de torts. Un nouveau fragment se décrocha de son cœur. Rien ne serait jamais plus comme avant. Il ne serait plus jamais droit. Plus jamais complet. Plus jamais. 

    « Tout comme il n'aurait jamais pu tuer de sang-froid quatre sorciers ? »

             Gaius ne répondit rien. Arthur se détourna pour de bon, but sagement la potion restée sur la table et disparut derrière le paravent. Le silence avala pour de bon le reste de la pièce.

             Lorsqu'il revint vers son lit, le médecin était parti.

             Il jeta une dernière-fois un regard à l'extérieur, ignora le luth de toutes ses forces et s'enfonça sous les couvertures. Le sommeil, déclenché par le somnifère, l'attrapa quelques minutes plus tard.

    Chapitre 6 - 2

    Chapitre 6 - 2

     

             Le lendemain, il fut de nouveau réveillé par des coups brefs et sourds. Il se redressa, la bouche pâteuse et l'impression d'avoir dormi plusieurs jours d'affilée. Se massa les tempes pour tenter de chasser le mal de crâne qui pulsait déjà sous ses doigts. Les potions de Gaius étaient efficaces, mais il regrettait toujours leurs effets au matin.

    « Un instant, marmonna-t-il. »

             Ses affaires n'avaient pas été préparées. Les reliefs de son maigre repas de la veille n'avaient pas bougé de la table de chêne et les épluchures de pomme gisaient, molles et brunes, contre le bois. Au sol, les vêtements sales ou jetés pêle-mêle commençaient à s'entasser.

             Arthur détourna les yeux, attrapa la première chemise qu'il aperçut dans son placard et se changea en vitesse.

    « Entrez ! »

             Silence. Il réitéra l'autorisation, éleva la voix.

             Personne n'entra.

             Il fronça les sourcils et ouvrit la porte, prêt à accueillir le visiteur qui n'osait pas pénétrer dans les appartements du roi et se tenait probablement coi dans le couloir.

             Rien.

             Au loin, les deux gardes chargés de surveiller ses quartiers se tournèrent vers lui, prêts à recevoir ses ordres. Arthur se reprit rapidement et parvint à leur demander de quérir un serviteur pour lui monter un déjeuner.

             Il referma la porte.

             Qu'est-ce que c'était que cette affaire ? Avait-il rêvé ? Il était pourtant certain d'avoir entendu...

             Des coups résonnèrent à nouveau dans la pièce. Ah ! Il n'était donc pas fou ! Il rouvrit la porte.

             Rien.

             Il jeta un œil à droite puis à gauche. Rentra à nouveau dans ses quartiers.

             Était-ce une plaisanterie ? Des jeunes pages qui s'amusaient à toquer aux appartements des chevaliers et à partir en courant ? Cela lui semblait tout de même peu probable. Ils n'auraient pas pu passer les gardes...  

             Il entendit les coups une troisième fois. Cette fois-ci, Arthur ne bougea pas. Analysa son environnement et le son qu'il venait d'entendre. Il y avait effectivement quelque chose d'inhabituel dans le timbre, se dit-il. Un poing sur une porte de bois ne faisait pas un bruit aussi fin, aussi précis. C'était comme... Comme si quelqu'un toquait avec son ongle. Et cela ne venait pas de la porte principale.

             Prudemment, une main sur le pommeau d'une épée qu'il avait glissée à sa taille plus par réflexe que par véritable nécessité, il se dirigea vers la porte de l'antichambre. La pièce était restée fermée depuis la fin du siège, mais peut-être un rat ou une bestiole était-elle venue s'y réfugier contre le froid... Il ouvrit la porte.

             Rien.

             Rien qu'un autre espace qui débordait de souvenirs. Rien que les affaires de Merlin, abandonnées, laissées derrière lui à prendre la poussière.

             Arthur inspira profondément, referma la porte, s'interdit de se laisser abattre par l'odeur bien connue qui était montée à son nez. Chassa son valet félon de ses pensées. Soupira. S'accorda quelques instants pour reprendre ses esprits. Combien de temps allait-il lui falloir avant de pouvoir enfin penser à Merlin sans sentir son cœur se briser ? Combien de fois allait-il devoir supporter cette déchirure avant d'être capable de l'accepter ? Combien de temps, combien de fois, pour que son nom cesse de lui donner envie de hurler ?

             Finalement, il rangea son épée dans son fourreau, se passa une main sur le visage mais ne put empêcher son regard de dériver vers la fenêtre, d'où jaillissaient les premiers rayons de soleil.

             Il s'immobilisa instantanément.

             Derrière les vitraux, perché sur le rebord extérieur de la croisée, se tenait un oiseau.

             Un oiseau qui le fixait derrière les carreaux rouges et gris.

    Chapitre 6 - 2

    Chapitre 6 - 2

     

             Arthur, bêtement, le fixa en retour.

             L'animal frappa à nouveau de son bec contre la vitre.

             Le roi haussa les sourcils. C'était un piaf, qui toquait depuis une dizaine de minutes ? Un piaf qui venait de le réveiller ? Par les dieux, le monde était vraiment sens-dessus-dessous.

    « Va-t'en, y'a rien à manger ici, marmonna-t-il. »

             Il retourna à ses préparatifs, rassembla les documents dont il aurait besoin pour le conseil puis pour la réunion avec ses chevaliers et entreprit de ramasser le désordre qu'il était parvenu à semer derrière lui. L'oiseau toqua une cinquième fois. Arthur l'ignora. De quoi allait-il avoir besoin de parler à la Table Ronde ? Léon allait sûrement pouvoir lui transmettre le premier rapport de l'état des troupes et de l'avancée de la reconstruction. Bédivère ne serait probablement toujours pas là. Peut-être Tristan allait-il les rejoindre ? Le chevalier errant avait dû entendre parler du siège, il gagnerait certainement Camelot dans les jours à venir. Les habitants de la ville étaient-ils parvenus à se remettre de l'assaut ? Y avait-il à nouveau de l'eau, des vivres ou des...

             L'oiseau toqua à nouveau.

    « Oh mais... Va-t'en, je t'ai dit ! »

             De l'autre côté de la vitre, baigné dans la lumière rouge, l'animal lui jeta un regard peu impressionné. Frappa une fois de plus son bec sur les carreaux. Arthur roula des yeux et se dirigea vers la fenêtre, bien décidé à faire fuir ce désagréable visiteur.

    « Allez, ouste ! le châtia-t-il en passant sa main derrière le montant de bois pour le chasser. »

             Mais l'oiseau profita de l'ouverture et se glissa entre son bras et le meneau. Arthur eut le temps de voir passer une nuée de plumes au-dessus de sa tête avant de comprendre que l'animal venait d'entrer dans ses quartiers.

    « Eh ! Non ! protesta-t-il. »

             Mais la bestiole avait disparu. Probablement partie se planquer quelque part dans les poutres du plafond, se dit-il.

             De nouveaux coups résonnèrent. Cette fois-ci, ils provenaient de la porte.

    « Sire, j'apporte votre déjeuner. »

             Curieusement, entendre la voix d'Amice le rassura. Au moins, il ne perdait pas complètement la tête.

             Il regarda la suivante poser un plateau fumant sur la table et nettoyer sans un mot la table de chêne. Cela ne pouvait pas continuer ainsi, décida-t-il. Les serviteurs n'avaient pas à s'occuper de ses petites affaires. Il allait avoir besoin d'un valet. Un valet qui ne lui mentirait pas, un valet à qui il ne s'attacherait pas. Mais un valet en qui il pourrait avoir confiance pour les tâches les plus élémentaires.

    « Amice, l'interpella le roi avant qu'elle ne disparaisse, pourras-tu prévenir George que j'aimerais qu'il passe à mon service ? »

             La jeune femme refusa de croiser son regard, hocha la tête, s'inclina, puis disparut sans un mot. Arthur s'empêcha de surinterpréter la scène. Il avait beau l'avoir connue plus bavarde et souriante, cela ne voulait probablement rien dire. Peut-être avait-elle beaucoup de pain sur la planche avec la levée du siège...

    « Bon, déclara-t-il une fois le silence revenu dans la chambre. Tu as le temps que j'avale ce qu'il y a sur ce plateau, et après, je te mets dehors. »

             Il s'installa à la table et entreprit de profiter de son premier vrai repas depuis la fin du siège. Pour une fois qu'il avait faim. Pour une fois que le trou dans son cœur lui laissait le répit de profiter de la nourriture, il n'allait certainement pas s'en priver.

             Quelques minutes plus tard, alors qu'Arthur picorait des fruits séchés du bout des doigts, un mouvement d'ailes attira son regard. Il aperçut une silhouette laiteuse voleter du paravent à son armoire. Le roi s'interrompit dans son repas, attentif. Était-ce une tourterelle ? Peu d'oiseaux avaient une couleur aussi claire... Une colombe, un pigeon, peut-être ? La pensée le fit réfléchir. Était-il possible que ce soit un messager ? Cela pourrait expliquer pourquoi la bête était si opiniâtre !

             Arthur avala un dernier fruit, se lécha les doigts pour se débarrasser du miel qui y était resté, s'éclaircit la gorge et appela l'oiseau comme il aurait appelé ses chiens. Évidemment, celui-ci resta sagement dissimulé.

    « Oh, allez, viens... s'exaspéra-t-il en réitérant ses claquements de langue, je veux juste savoir de quel colombier tu viens et quel message tu dois me transmettre. »

             Il se redressa, tendit le cou vers l'endroit où il l'avait vu disparaître. Effectivement, remarqua-t-il en s'approchant, il y avait bien une ombre au-dessus de son armoire. Un de ses yeux, où se reflétait la lumière du soleil, attrapa les siens. Son cœur rata un battement. Il chassa rapidement l'impression de déjà-vu qui s'était logée dans ses entrailles. Par les dieux, il avait besoin de sommeil. Ce n'était qu'un piaf. Il n'avait aucune raison d'être ainsi sur ses gardes. Arthur tourna sur lui-même, avisa la pièce autour de lui. Avec quoi allait-il bien pouvoir le faire descendre de l'armoire ? À l'épée, il risquait de le blesser. Un bâton d'entraînement aurait été l'idéal, mais il n'en possédait pas dans ses quartiers personnels. La seule chose qui ressemblait de près ou de loin à une perche était le balai que Merlin tenait à ranger dans ses placards, dans l'espoir, selon ses mots, de le voir un jour nettoyer ses propres crasses plutôt que de jouer au seigneur assisté au quotidien. Il chassa sa voix de son esprit, se saisit de l'objet par l'extrémité de paille et poussa le manche au-dessus de son armoire.

    « Descends, je ne veux pas te faire de mal, je veux juste voir tes pa... »

             Le manche de bois frôla l'oiseau et la seconde suivante, ce fut la pagaille. Des battements d'ailes frénétiques et une nuée blanche émergèrent du dessus de l'armoire et firent tanguer Arthur, resté, menton levé, dressé sur la pointe des pieds, les deux bras tendus vers le plafond. Le balai, qu'il avait lâché sous la surprise, lui retomba sur le crâne. Il pesta, se tourna vers la table où l'abominable animal venait de se percher, en plein dans un rayon de soleil.

             Le roi fronça les sourcils. Ce n'était certainement pas une colombe ou une tourterelle. L'oiseau était trapu, de la taille du bol vers lequel il s'était posé. Son bec, comme le tour de ses yeux, arborait un orange vif, presque jaune. Il connaissait cette forme oblongue, cette queue épaisse et ces ailes courtes...

             Un merle. C'était un merle, reconnu-t-il.

             Un merle entièrement blanc.

             Il dévisagea l'oiseau sans un mot de longs instants, inspecta ses pattes. Rien. Pas de bague, pas de ficelle ou petit tube de bois dans lequel on aurait glissé un parchemin. Ce n'était pas un messager, juste une bestiole trop curieuse qui avait décidé de venir visiter ses quartiers. Il retint un nouveau soupir de déception. À quoi s'attendait-il ? Une missive qui soudain parviendrait à recoller les morceaux de son cœur disséminés un peu partout ? À de la magie ?

             Il était un crétin.  

    « Dehors, ordonna-t-il. »

             Le merle pencha la tête sur le côté. Sauta sur le compotier qui dodelina dangereusement. Parfait, pensa Arthur. Il avait réussi à tomber sur le seul piaf de tout le royaume qui avait envie de lui coller aux basques. Pourquoi avait-il fallu que ce soit à sa fenêtre que la bestiole vienne frapper ? Le monde ne pouvait-il pas se liguer contre quelqu'un d'autre, pour changer ? 

    « Si tu ne sors pas par tes propres moyens, je vais t'attraper et cela ne sera agréable pour personne. »

             Son avertissement n'eut aucun effet. L'oiseau se contenta de sautiller une nouvelle fois. De l'autre côté du plat, une pomme sursauta en réponse. L'image amusa curieusement le roi qui brandit le balai et menaça l'oiseau du bout du manche.

    « Allez, ouste ! réitéra-t-il avec, cette fois-ci, un geste de main. »

             Le balai frôla la tête de l'oiseau, qui s'envola... et partit se poser sur le haut du paravent. Arthur grogna. Il n'avait pas le temps de courir après un piaf ! Comme pour renforcer sa pensée, la voix de Léon s'éleva depuis l'autre côté de la porte, l'informant que le conseil l'attendait pour débuter. Il échangea un regard avec l'oiseau, qui sautilla sur le rebord de métal. Un instant, Arthur s'imagina qu'il existait un lien de parenté entre les merles et Merlin. Ils partageaient au moins l'insupportable caractéristique de lui prendre tout son temps et de le mettre constamment en retard. La réflexion lui tira un sourire... qui se fana immédiatement.

             Merlin était parti. Merlin avait fui.  

    « Sire ? s'enquit son sénéchal, la voix précautionneuse, depuis l'autre côté du battant.

     — J'arrive, Léon, rétorqua Arthur en s'empêchant d'attraper la silhouette du luth du regard, laisse-moi le temps de terminer de me préparer. »

             Il n'écouta pas l'autre homme s'éloigner et pointa à nouveau le manche du balai en direction du merle.

    « Tu as un nom de chieur, tu le sais, ça ? »

             L'oiseau cessa un instant de sautiller sur le bord du paravent. Arthur fronça les sourcils. Le regard de jais soutint le sien. Le merle blanc se tourna, exposa sa queue au roi... et déféqua sur le parquet.

             Arthur ne parvint pas à retenir l'éclat de rire éberlué qui enfla dans sa gorge et traversa la barrière de ses lèvres. Le son le surprit autant qu'il surprit l'oiseau, qui sursauta et partit se réfugier à nouveau au-dessus de son armoire. Depuis combien de temps n'avait-il plus ri ? Le roi se passa une main sur le visage, abandonna le combat et reposa le balai.

    « Bon, écoute, je vais laisser la fenêtre ouverte et tu vas me faire le plaisir de partir sans faire caca partout, entendu ? »

             Il n'obtint évidemment aucune autre réponse qu'un bruit de froissement d'aile. Arthur soupira, cala un des épais folios de Guenièvre sous le battant de la fenêtre pour qu'elle ne se referme pas, termina de s'habiller et de rassembler ses papiers. Il hésita un dernier instant avant de fermer avec soin la porte de ses quartiers. Il était idiot. Ce n'était qu'un oiseau. À la mi-journée, lorsqu'il reviendrait après le conseil, la bestiole serait partie. Avec un peu de chance, se dit-il, l’oiseau s'envolerait avant que George ne le plume ou ne le transforme en civet. Il n'avait aucune raison de regretter ainsi de l'abandonner. Ce n'était qu'un oiseau. Ce n'était... Ce n'était rien. Il était idiot d'y penser encore.

             Arthur secoua la tête, attacha sa cape autour de ses épaules et partit.

    Chapitre 6 - 2

    Chapitre 6 - 2

     

             Il oublia immédiatement le merle une fois passée la porte de la salle du conseil. La dure réalité de la fin du siège le rattrapa et bientôt, son esprit fut tout entier accaparé par les discussions de reconstruction, de réapprovisionnement du royaume et les nombreuses doléances du peuple qui leur étaient déjà parvenues. Rien qu'entendre l'ordre du jour énoncé par la voix calme et mesurée de Léon lui donna le tournis. Comment le royaume allait-il bien pouvoir s'en sortir ? Comment pourrait-il, seul, gérer de tels bouleversements ? Comment éviter la famine dans une dizaine de mois, lorsque leurs réserves seraient épuisées et les champs saccagés, forcés à la jachère ? Que pouvait-il bien offrir aux paysans qui avaient perdus toit, bétail, richesses, à cause du sac orchestré par les armées d'Odin et d'Alined ? Même l'importante compensation financière qu'ils avaient exigée des deux rois ne suffirait pas à pallier un tel désastre...

             La pensée l'emplit de honte. Quel roi il faisait. Quel dirigeant minable. Était-il vraiment digne de sa fonction ? Digne de l'épée qui l'avait rassuré un an plus tôt ? Que devait-il faire ?

             Que pouvait-il faire ?  

             Il ne s'en sortirait pas sans miracle.

             Bercé par le ton morne de Léon, il surprit son regard à dériver machinalement sur la gauche. Ses yeux cherchaient son ombre. Mais son ombre l'avait abandonné. Son ombre s'était enfuie, évadée par les vitraux explosés. Effacée par le soleil. Partie avec la pluie.

             Même entouré de ses conseillers, Arthur ne s'était jamais senti aussi seul. Guenièvre était restée dans les appartements de Mer... Gaius. Les appartements de Gaius, corrigea-t-il immédiatement. Toujours alitée et en pleine convalescence, la reine ne pourrait pas le rejoindre dans les négociations avant plusieurs jours et il le savait. Mais cela ne l'empêcha pas de regretter amèrement son absence. Que n'aurait-il pas donné pour l'avoir à ses côtés à cet instant, sentir sa main agripper la sienne sous la table, se laisser réconforter par sa confiance et sa chaleur. Écouter ses idées, ses solutions. Elle connaissait si bien le peuple, ses besoins et ses attentes. Arthur, né sous la couronne, savait gérer les caisses du royaume mais manquait souvent de discernement lorsqu'il s'agissait des populations roturières. Oh, il était loin d'être ignorant ou de manquer de connaissances. Mais il manquait d'expérience. Ignorait ce qu'était un hiver dans les champs, avec rien d'autre à jeter dans les bouillons qu'un maigre chou pour huit, ignorait le désastre de la perte d'un cochon au printemps. Et là où le roi avait appris, sagement, récité folios et épais codex, la reine, elle, avait vécu. Bien souvent, les enseignements d'Uther s'étaient révélés insuffisants et les années que Gwen avait vécues auprès du peuple, salutaires.

             Et seul, seul sans elle, seul sans Merlin qui avait passé les dix-huit premières années de sa vie à Ealdor, sous le servage d'un seigneur qui se fichait bien du sort de ses sujets, Merlin qui ne s'était jamais privé de rappeler à son roi que son premier devoir résidait dans la protection des siens, fermiers comme châtelains, Arthur tanguait.

             Oh, il s'en sortirait, il le savait. Mais au prix de combien d'erreurs, combien d'ignorances ?

             Il n'était pas aveugle. Il était éborgné.  

             Il retint un soupir et se força à se reconcentrer. Ce soir, se dit-il. Ce soir, il irait trouver Guenièvre pour quérir ses conseils. Ce soir, il pourrait baigner dans sa chaleur, dans sa douceur, dans son réconfort. Ce soir, il pourrait oublier.

             Mais en attendant... il devait faire front seul. Seul face à ses conseillers, face à sa cour, face à ses chevaliers. Seul pour porter le lourd tribut du pouvoir.

             Était-ce ce poids que supportait Uther ? se questionna-t-il sans pouvoir s'en empêcher. Était-ce cela, qui l'avait poussé dans les bras de l'intransigeance ? Était-ce cette terreur constante de condamner le royaume à la misère, de teinter ses mains de sang, qui l'avait plongé dans la paranoïa et la fureur ?

             Toi et toi seul doit régner, mon fils, répétait-il souvent.

             Les premières années de sa vie, Arthur avait acquiescé. Opiné. Cru à ces mots avec une dévotion presque maladive. Puis, avec les années, il avait appris. Vu le danger qui guettait un roi isolé, un roi enfermé et sourd aux revendications de ses sujets. Contemplé, impuissant, les conséquences d'une telle attitude.

             Alors, pour la première fois de sa vie, assis seul, sans Guenièvre, sans Merlin, présidant une table qui obéirait à ses moindres caprices, Arthur craignit son propre pouvoir. Retint ses ordres, mordit sa langue. Écouta, le cœur et les mots au bord des lèvres.

             Mais, à nouveau, le silence prévalut et Arthur se tut.

             Je préfèrerais encore ne pas régner que régner seul, pensa-t-il en réponse au fantôme de son père qui le hantait encore.

             Et, pour la première fois depuis son couronnement, la voix en lui qui sonnait comme celle d'Uther répondit.

             Roi, tu n'auras pas le choix.

     

    >> suite du chapitre 6


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