• Chapitre 6 - 3

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    Chapitre 6 - 3

    Chapitre 6 - 3

     

             Arthur demeura silencieux une grande partie de la séance du conseil, se contenta de ponctuer les remarques de ses conseillers de brefs hochements de tête ou de froncements de sourcils. Il écouta chaque proposition, retint chaque perte, chaque dégât irréparable, chaque compte-rendu alarmant qu'on lui transmit, demanda que chaque rapport soit lu une seconde fois et tint à laisser chacun s'exprimer, mais refusa d'épiloguer quand on l'interrogea sur ses propres pensées. Argua qu'il était trop tôt pour se prononcer. En réalité, il se sentait dériver. À chaque nouvelle déclaration, il se sentait un peu plus inapte, incapable, inadapté. Comme un navire sans amarres, comme un destrier abandonné sur un chemin. Il se sentait flotter, hors de lui-même, dans ce monde étrange de l'après. Ce monde nouveau de l'absence.

             À trois reprises, il répéta : « ajoutons ce point à l'ordre du jour de la prochaine réunion. Réfléchissons-y d'ici-là ». La première fois, ce fut confronté au plan de rétablissement des forces vives de l'armée de Camelot, qu'il trouva instinctivement trop rapide et dangereux pour la santé de la cité. La seconde, pour exprimer son incertitude quant à la restauration à l'identique du plafond effondré. Des yeux s'écarquillèrent autour de la table, quelques sourcils se levèrent. Personne n'osa le contredire.

             La troisième fois, ce fut pour répondre à un garde qui lui transmettait une missive de Tristan annonçant son prochain retour à la cour. Cette fois-ci, l'assemblée ne put retenir des murmures. Mais une fois de plus, personne n'osa prendre la parole. Arthur comprit un instant trop tard que sa réponse saugrenue venait de peindre son portrait en grande ombres inquiètes auprès de ses conseillers.  

             Le roi serra les poings. Laissa Léon rattraper admirablement la situation en demandant à un serviteur de remplir son verre d'eau fraîche pour aider à faire passer une migraine inexistante. Prétendit ne pas voir la moue que fit Amice en s'approchant, la rapidité avec laquelle elle s'écarta une fois son verre plein et celle avec laquelle elle disparut.

             La prise de conscience lui fit l'effet d'une douche froide ; il était en train de s'attirer les foudres des serviteurs, la pitié de ses chevaliers et l'inquiétude de ses conseillers. Il reproduisait le comportement de son père, l'incohérence de ses propos les premiers jours après la trahison de Morgane. Les premiers signes de sa démence étaient les siens.

             Ce n'était plus le monde, qu'il voyait tanguer. C'était sa raison et l'exercice-même de son pouvoir.

             Ce n'était plus le monde. C'était lui, qui allait sombrer.

             S'il ne se ressaisissait pas rapidement, il ne donnait pas cher de Camelot.

             Enfin, le conseil se termina. Un à un, les seigneurs disparurent derrière les portes de métal, Léon risqua un dernier regard par-dessus son épaule et Arthur se retrouva bientôt seul dans la grande pièce humide, les yeux perdus sur la liasse de papiers étalés face à lui, étranglé par l'idée du pouvoir qui lui mordait les doigts. Comment pourrait-il prétendre ? Comment retrouver sa place, son rôle, dans ce monde tordu, ce monde penché, ce monde vide ? À qui subtiliser un masque, voler un texte, des répliques ?

             George, une carafe dans une main, une liasse dans l'autre, surgit sur sa gauche pour rassembler les parchemins restés sur la table. Le roi sursauta en apercevant sa silhouette bleue et rouge. Maudit soit-il, à s'habiller de manière aussi similaire à Merlin. Il avait cru... Il avait cru...

             Qu'importe ce qu'il avait cru. Ce en quoi il avait cru n'était plus, et il devait régner sur ce nouveau monde penché.

             Serait-il le Roi Tordu ? Était-ce là sa destinée ? Devenir le Roi Penché ?

    « George, l'appela-t-il, je vais déjeuner ici. Va me chercher un repas en cuisine, tu veux ? »

             Son nouveau valet releva la tête. Soutint son regard. Il y avait une lueur de confrontation dans ses yeux bruns qu'il ne lui avait jamais vue. Un instant, Arthur crut qu'il refuserait. Oserait élever la voix contre son roi. Qu'est-ce que... ? George était un serviteur modèle. Un exemple de rigueur et d'efficacité. Il n'y avait pas plus prompt à obéir, pas plus dédié à la tâche et au service, pas plus enthousiaste aux corvées les plus ingrates. Pas plus barbant que ses monologues sur les joies du polissage ou son amour du cuivre. Comment un tel homme pouvait-il ne serait-ce que songer désobéir à Arthur ?

             L'instant se brisa ; George hocha la tête sans un mot et sortit de la salle du conseil, les bras chargés de paperasse.

             Lorsqu'il revint, ce fut le visage fermé, un plateau curieusement moins fourni qu'à l'accoutumée dans les mains. Il s'éclipsa avant qu'Arthur ait l'idée de le questionner.

    Chapitre 6 - 3

    Chapitre 6 - 3

     

             Il fallut attendre la réunion de la Table Ronde pour qu'enfin, le malaise qui régnait sur le château depuis la fin du siège se cristallise et n'explose pour de bon.

             Arthur sut, dès l'instant où il entra dans la salle du trône, qu'il ne pourrait s'en tirer sans explications. Sans confrontation. Comprit aux crépitements de l'air, à la posture de ses chevaliers, à l'odeur de la pièce, au soleil qui s'infiltrait par le plafond effondré, qu'il lui serait impossible d'ignorer plus longtemps l'épais nuage de non-dits qui obscurcissait les esprits.

             Malgré tout, il tenta.

             Ignora les vitraux explosés, les étranges ombres des murs arrachés, rejoignit ses hommes comme il l'avait fait des dizaines de fois. S'imagina vivre dans un monde à l'endroit. Contourna les dernières reliques de la bataille. Impossible de déplacer les réunions ailleurs. La Table Ronde, trop grande pour les autres pièces, ne tenait que dans la salle du trône. Mais elle avait échappé à l'éviscération. Échappé à la magie des quatre sorciers, aux éclairs de Merlin. Échappé au destin.

    « Commençons, déclara-t-il à l'assemblée. »

             À l'instant où Arthur s'apprêtait à s'assoir, on toqua aux grandes portes. Des regards intrigués s'échangèrent. Le roi fit signe aux gardes.

             Bédivère entra.

             Arthur ne put empêcher son cœur de se serrer. Malgré les bons soins de Gaius, son connétable portait encore les marques des dures attaques dont il avait fait les frais. Son visage, déchiré par une lourde cicatrice blafarde, s'éclaira lorsqu'il croisa le regard de ses camarades puis de son roi, mais même le sourire poli qu'il fit grimper à ses lèvres ne put camoufler l'inquiétante pâleur de son teint. De son col parfaitement ajusté dépassaient de lourds bandages de lin et il se déplaçait avec un soin qui trahissait l'attention et la mesure. Arthur avala difficilement sa salive. Les attaques aux frontières lui paraissaient si lointaines, à présent. Appartenant à un temps autre, un monde différent, une réalité où la perte de Keu lui avait semblée insurmontable. Une réalité où perdre un frère d'arme aux mains de bandits était le seul tribut de sa couronne.

             Une réalité où son ombre existait encore.

    « Votre Majesté, seigneurs, mes frères, salua le chevalier, puis-je me joindre à vous malgré ce malheureux retard ?

    — Bien sûr, Bédivère, balaya immédiatement Arthur en ordonnant d'un mouvement de main à un serviteur de lui tirer son siège, vous êtes toujours bienvenu aux réunions de la Table Ronde. Nous pensions que votre état ne vous permettrait pas de nous rejoindre avant plusieurs jours, mais vous voir aujourd'hui est un plaisir. »

             Il n'exagérait pas. La vue de son connétable l'emplissait de soulagement. L'intéressé hocha solennellement la tête.

    « Seigneur, si je puis me permettre... débuta-t-il, puis, voyant le geste d'invitation du roi, continua : j'aimerais ajouter un point à l'ordre du jour. »

             Quatre places plus loin, Léon fouilla dans ses papiers, trempa le bout de sa plume dans l'encrier.

    « C'est à propos des bandits qui sévissaient à Balor et Nemeton. Je possède l'identité des sorciers qui ont attaqué notre patrouille et tué le seigneur Keu. »

             Le changement fut immédiat ; à la mention de sorcellerie, la table se figea et des regards inquiets se tournèrent vers Arthur. Le bout de la plume de Léon demeura, suspendu, à quelques millimètres du parchemin.

    « Je pense que nous conviendrons tous du caractère prioritaire de cette information, concéda le roi d'une voix prudente. Nous vous écoutons, seigneur Bédivère. »

             L'intéressé joignit ses mains face à lui, redressa les épaules. Quelques regards se décrochèrent d'Arthur.

    « Les bandits ont surgi de nulle part, avoua-t-il, le regard hanté par les souvenirs, à la tombée de la nuit. Extrêmement organisés, peu nombreux, mais remarquablement armés. Les deux sorciers maniaient une sorte de sceptre, un objet cerné d'un cristal bleu qui vagissait comme une bête féroce et réduisait les hommes en poussière. Nos troupes ont été décimées en quelques minutes. Mais nous n'étions pas leur cible, nous... »

             Sa voix tressaillit un instant, mais il se reprit. Arthur ne l'avait jamais vu succomber ainsi aux émotions.

             Bédivère. Bégayer.

             Dieux, ce monde clochait.

    « Mais nous n'étions pas leur cible, répéta-t-il. Nos troupes n'étaient qu'un exercice, une expérimentation de cette arme magique. Les sorciers qui ont mené l'assaut l'ont avoué avant de s'en prendre à notre patrouille. Je me souviens de leur rire. Et je me souviens de leur visage. L'un d'entre eux est un ancien ennemi de Camelot, du nom d'Alvarr, Sire. Il était accompagné d'un druide, Ari, qui s'est présenté comme étant le plus puissant sorcier de ce monde. Je ne suis parvenu à survivre à l'attaque que grâce au sacrifice d'un de mes écuyers. »

             Arthur attrapa le regard de Léon. Le soutint quelques instants. Perceval, Gauvain et Elyan échangèrent des coups d'œil furtifs. Les évènements de la dernière bataille et l'identité des responsables n'étaient pas aussi limpides pour ses chevaliers qu'il l'avait pensé.

             Ses hommes méritaient de savoir.

    « Merci, Bédivère, de nous avoir transmis cette information, débuta-t-il prudemment. Mais ces sorciers ne sont... plus une menace.

    — Votre Majesté ?

    — Le dernier jour du siège, expliqua le roi, lorsque les armées des reines alliées sont arrivées, les troupes d'Odin et d'Alined ont paniqué. En leur sein, quatre hommes, quatre sorciers, ont attaqué la citadelle et fait sauter les herses. Ce sont ces deux sorciers, Alvarr et Ari, accompagnés de Trickler et d'un certain Ruadan, qui ont causé l'effondrement. Ce sont eux et leur sceptre magique qui ont causé les dégâts que vous pouvez encore déplorer au-dessus de vos têtes et manqué de faire tomber Camelot. »

             Des mentons se levèrent au plafond, vers les fenêtres, là où le ciel se jetait encore dans la salle du trône. Le roi ferma les yeux. Inspira profondément. Les informations de Bédivère leur parvenaient trop tard. Si seulement il avait pu parler plus tôt, si seulement il n'avait pas été aussi gravement blessé... Si seulement Arthur avait pensé à visiter le chevalier... Il aurait comprendre. Il aurait dû se douter. Penser plus grand. Tout cela expliquait son pressentiment et les étranges attaques de bandits à la frontière. Le siège de Camelot avait été orchestré depuis des mois. Ses soldats avaient servi d'expérimentation. Les troubles aux frontières n'avaient pas été de simples agitations. Cela avait été des indices. Et Arthur les avait ignorés. Arthur n'avait pas su voir.

             Arthur n'avait pas su écouter.

             Il avait envoyé ses frères à l'abattoir. Droit dans la gueule béante de monstres avides de pouvoir et de sujets d'expérimentation. Sacrifié Keu comme un vulgaire pion. Il avait failli à son devoir, à sa promesse d'être juste et bon. Failli à la couronne.

    « Comment... Comment les avez-vous vaincus ? »

             La salle tout entière se tourna vers le duc Hoël. À l'époque d'Uther, pensa Arthur, une telle remarque aurait pu être interprétée comme des paroles de trahison. Un manquement de foi de la part d'un vassal. Lui, ne pouvait que comprendre. Jamais ils n'auraient pu faire face à quatre sorciers. Jamais l'armée de Camelot n'aurait pu résister.

             Pas sans miracle. Pas sans magie.

             Le roi chercha ses mots. S'empêtra dans le silence.

             Ils ne les avaient pas vaincus. Pas même repoussés. Parce qu'Ari avait menti. Le plus puissant sorcier de ce monde n'était ni un druide, ni un bandit. Le plus puissant sorcier de ce monde était...

    « C'est Merlin, n'est-ce pas ? »

             Il croisa le regard marron de Bédivère. Cerné de noir et de fatigue. Déterminé et sûr de lui.

             Mais Arthur fut incapable d'acquiescer. Tous comprirent, au poids du silence qui s'abattit sur la grande table, que les rumeurs étaient fondées. Oui, voulut répondre Arthur. Oui, Merlin est un sorcier. Un traître, un menteur, un fugitif. Un sorcier. Oui, glissa une voix en lui, Merlin nous a sauvés.

    « Merlin ? répéta le duc Hoël. Le valet, avec les oreilles...?

    — L'apprenti de Gaius, oui, acquiesça Bédivère avant que l'autre homme ne puisse ajouter de qualificatif. Sans lui, je ne me serais jamais remis de l'attaque.

    — Que voulez-vous dire ? s'interposa Elyan.  

    — Il m'a soigné à mon retour de Balor. Je n'ai aucune preuve, et je ne peux l'affirmer avec certitude, mais je pense qu'il a utilisé sa magie pour recoudre certaines de mes plaies. Je me sentais aux portes de la mort, même avec les traitements du médecin. Mais chaque soir, après ses soins, la vie me revenait davantage. »

             Le duc haussa les sourcils, laissa échapper un « oh » perplexe, entre l'admiration et la crainte. De pareilles exclamations naquirent autour de la table.

    « Les malades ! s'écria soudain Elyan, tournant vers lui toutes les têtes. Souvenez-vous, au huitième jour du siège, la vingtaine de malades isolés en quarantaine s'est réveillée miraculeusement guérie !

    — Nous savions que la sorcellerie était à l'œuvre, il est vrai... concéda le duc, une main triturant sa longue barbe poivre et sel. Mais nous n'avons aucun moyen de nous assurer qu'il s'agissait bien du serviteur.

    — Il était malade, ce matin-là, se souvint Elyan en se tournant vers Perceval. Il vomissait dans l'arrière-cour lorsque nous sommes passés durant notre ronde. »

             Autour de la table, les murmures se murent en véritables prises de conscience étouffées. Cela ne pouvait être que Merlin. Personne d'autre n'avait eu accès au château, et il n'y avait pas d'autre sorcier à Camelot, pas d'autre traître, mais oui, vous avez raison seigneur, voilà qui était évident, sa position de valet lui offrait la couverture idéale, il était le seul à avoir une connaissance parfaite des rondes des gardes et...

    « Excusez-moi. »

             Le silence tomba brusquement. Une quinzaine de regards réprobateurs se tournèrent vers Ibb. La servante se recroquevilla sur elle-même et serra fort la carafe de vin qu'elle tenait entre ses mains. Ses jointures blanchirent. Au temps d'Uther, sa simple prise de parole dans une assemblée de chevaliers lui aurait valu trois jours de carcan.

    « Parle, ordonna Arthur. »

             Le ton sec du roi fit crisser les ongles de la jeune femme contre le métal froid.

    « Merlin est innocent, débuta-t-elle fébrilement, le regard fixé avec résolution sur un pied de chaise. Même s'il a effectivement de la magie, il ne... Enfin, il n'a pas... Ce n'était pas lui, ce soir-là. J'étais de veille au chevet des malades toute la nuit et je... J'ai vu le sorcier. J'étais cachée derrière un– derrière un rideau, il ne m'a pas vue, et lorsque j'ai compris qu'il venait pour guérir... je... je n'ai rien fait pour l'en empêcher. Punissez-moi, Votre Majesté, mais ne le blâmez pas. Ce n'était pas Merlin, je l'ai vu de mes propres yeux. C'était un vieil homme. Un étranger. Je me souviens de sa tunique rouge, de ses longs cheveux blancs et de sa barbe qui tombait jusqu'à son ventre. Il ressemblait à un druide. Mais ce n'était pas Merlin. »

             Arthur sentit le sang quitter son visage. S'agrippa au rebord de la table. Chercha à rattraper le souffle qui venait de le quitter.

             Non.

             Oh, non.

             Non, pitié, non.

    « Dragoon le Grand, murmura Léon depuis l'autre bout de la table. »

             Cette fois-là, le cœur du roi se brisa pour de bon.

             Dragoon. L'étrange sorcier apparu pour sauver Guenièvre du bûcher des années plus tôt. Celui qu'Arthur était allé quérir, une myriade de suppliques au bord des lèvres et des larmes plein les yeux, alors qu'Uther vivait ses derniers instants. Celui qui avait précipité le départ de son père, celui qui avait levé la main contre lui, celui qui... lui avait souri. D'un sourire qu'il connaissait trop.

             Celui dont les yeux lui avaient toujours semblé familiers, celui dont l'odeur lui rappelait Camelot.

             Dragoon.

             Merlin.

             Cela expliquait tout. Son sauvetage maladroit de Guenièvre. Sa disparition miraculeuse dans un couloir du château. Sa présence dans l’enceinte de la cité le soir de la mort du roi. Sa connaissance exacte des blessures d'Uther et ce malgré les indications maladroites de son fils tremblant d'inquiétude. Son regard doux, son regard bleu. Son humour sec et tendre, ses revendications pacifistes et ses longues tirades sur le bien-être des serviteurs.

             Ce n'était pas un étrange vieil homme à l'allure dégingandée, qu'il avait toujours considéré comme ayant passé un temps déraisonnable en solitaire dans la forêt et acquis un sens de l'humour ou des priorités questionnables.

             C'était Merlin.

             Son Merlin. Son félon de valet, enroulé dans le secret depuis des années.  

             Probablement transformé en vieil homme par sorcellerie.

    « Votre Majesté ? »

             Arthur s'arracha à sa douleur un instant. Il n'avait pas écouté un traître mot des dernières paroles qui s'étaient échangées entre les chevaliers.

    « Merlin et Dragoon sont une seule et même personne, déclara-t-il, la gorge nouée. »

             À l'absence de cris et de hoquets, il déduisit que l'assemblée était parvenue à la même conclusion que lui.

             Il déglutit difficilement. Cela ne cesserait-il donc jamais ? Allait-il apprendre chaque jour de nouveaux mensonges, découvrir de nouvelles trahisons ? Merlin ne lui avait-il jamais fait confiance ? S'était-il toujours caché, déguisé, voilé ? N'y avait-il jamais eu de réciprocité ? Jamais ?

             Jamais une once de vérité, en dix ans d'amitié ?

    « Si plus personne autour de cette table ne souhaite réagir, je propose que nous passions au point suivant, suggéra Léon avec diplomatie. »

             Il y eut du mouvement à sa droite. Gauvain se dandina sur sa chaise, ouvrit la bouche mais la referma aussi sec lorsque Perceval, assis à sa gauche, se repositionna à son tour. Les deux hommes se jetèrent un regard qui en disait long mais que le roi ne sut interpréter. Il fronça les sourcils. Venaient-ils vraiment de se mettre des coups de coude sous la table ? Encore ?

    « Bien, reprit le sénéchal, oublieux ou ignorant sciemment l'agitation des deux chevaliers, l'ordre du jour stipule que nous devons aborder la question de la possible intégration de nouveaux membres à l'assemblée de la Table Ronde. Deux noms de valeureux jeunes hommes qui se sont distingués durant la bataille ont été proposés ; Lanval et Galaad. Examinons ensemble leurs hauts-faits et décidons. »

             Arthur s'accrocha de toutes ses forces aux mots de Léon et se lança à corps perdu dans une longue tirade vantant les mérites de Galaad. Narra son intervention le neuvième jour du siège, sa largesse et son courage.

             Il ne voulait plus entendre parler de Merlin, de Dragoon, de mensonges ou de sorcier.

             Plus jamais.

    Chapitre 6 - 3

    Chapitre 6 - 3

     

     

             Doucement, il se sentit reprendre pied. Retrouva pleinement le contrôle de sa voix et réalisa au milieu d'une phrase que son talon tressautait sous la table.

             La Table Ronde accepta sans protestation l'entrée de Galaad. Celle de Lanval fut ajoutée à l'ordre du jour de la prochaine réunion. On programma la cérémonie, convoqua un messager pour annoncer la bonne nouvelle à l'intéressé, resté en convalescence dans ses quartiers.

    « Nous en avons terminé pour aujourd'hui, observa Léon en soufflant sur le sable de son parchemin. Je propose que nous achevions cette séance dès maintenant. »

             Arthur laissa échapper un soupir de soulagement, que nombre de ses chevaliers imitèrent. Des chaises raclèrent contre le plancher. Tous se mirent à rassembler papiers et missives.

    « Alors c'est tout ? Personne ne va rien dire ? »

             Arthur releva la tête. Tomba nez à nez avec le regard noir de Gauvain, quelques places plus loin, à quelques mètres seulement de l'immense place vide, devenue siège périlleux, maudit, inhabité, depuis la mort de Lancelot. Autour de la table, tout mouvement cessa. Léon reposa prudemment ses parchemins et sa boîte à sable, jeta un regard entendu à Elyan face à lui. Seul Perceval tenta d'attraper le coude de son ami. Il fut repoussé sans ménagement.

    « Non, lâche-moi, Perceval ! Je refuse de rester sans rien dire. Vous vous plaisez peut-être à vous complaire dans le silence, à tout faire pour éviter la confrontation, mais moi, je refuse. J'en ai ma claque, de cette mascarade !

    — Gauvain... gronda Léon, d'un ton qui laissait clairement entendre qu'il ne s'agissait pas de la première fois qu'il était confronté à ce discours. Tu ne penses pas ce que tu dis.

    — Oh que si, je le pense, balaya-t-il en réponse. J'en ai assez de me taire. Assez de tout faire pour ménager Sa Majesté le Roi du Déni, alors que mon meilleur ami a donné sa putain de vie pour que l'on puisse s'assoir ici et cracher sur son souvenir ! »

             Il ponctua la fin de sa phrase d'un coup de poing sur la table qui résonna jusque dans le ventre d'Arthur. Hoël, Bédivère, Gareth, Claudin et quelques autres sursautèrent.

    « Cela fait trois jours, Arthur. Trois jours ! tonna-t-il en plantant ses yeux dans ceux du roi. Je veux bien entendre que vous soyez en colère, trahi, en deuil, parce que vous n'êtes jamais sorti de votre petit confort, n'avez jamais essayé de voir plus loin que le bout de votre nez et constater que la magie n'est pas ce qu'en a fait Uther, qu'elle peut œuvrer pour le juste et le bon, mais des vies dépendent de votre décision. Des vies sont sacrifiées à chaque instant que vous passez dans le silence. Qu'attendez-vous pour lever le ban ? Cesser cette hypocrisie, accepter la magie ? Qu'attendez-vous pour honorer le sacrifice de l'homme qui vous dédiait sa vie ? N'avez-vous aucun honneur ? N'était-il pas votre ami ?! »

             La fin de sa tirade résonna à travers la salle.

             Arthur inspira profondément. Repoussa la rage qui enflait dans ses veines. Rassembla ses mots. Comment osait-il... ? De quel droit... ?  

    « Il n'est pas mort, Gauvain, siffla-t-il, la voix dangereusement basse. Il a fui. Je ne suis pas celui à qui il faut parler d'honneur et d'amitié. 

    — Il est en vie ? s'interposa Léon. Mais l'éclair...

    — Ne l'a pas tué, le coupa Arthur. Il s'est enfui. »

             Face à lui, Gauvain serra les poings, pinça les lèvres. Il semblait déchiré, prêt à céder à la colère. Prêt à exploser pour de bon.

    « Je ne vois pas ce que l’interdiction de la magie a à voir avec tout cela, reprit le roi, enorgueilli par l'absence de réponse de l'autre chevalier, nous parlons ici d'un fugitif qui...

    — Cela a tout à voir. »

             Arthur se retint de quérir les gardes. Il avait toujours connu Gauvain mercurien et sanguin. Mais jamais insolent. Jamais à ce point.

    « Si ce que vous affirmez est vrai... Si Merlin est véritablement en vie... débuta-t-il.

    — Il l'est, assura le roi.

    — Alors vous ne valez pas mieux que votre père. »

             Cette fois-ci, Léon, Elyan et Perceval intervinrent. Arthur les fit taire d'un mouvement de main. Il en avait assez. Assez de Gauvain, assez de ces reproches injustes, assez de ce monde tordu, penché, juste assez.

             Le roi se leva. Gauvain suivit. Les deux hommes se toisèrent, menaçants.

    « Et que vas-tu faire ? Me provoquer en duel ? Pour un fugitif ?

    — Pas pour un fugitif, non.

    — Pour un sorcier ?

    — Prononcez son nom. »

             Le reste de l'assemblée ne respirait plus.

    « Quelle importance ?! Il a fui !

    — Prononcez son nom !  

    — Tu ne...

    — Son NOM, Arthur !

    — MERLIN ! hurla-t-il en retour, poussé à bout. Merlin, fugitif, sorcier, traître, félon, à quoi bon, Gauvain ? Qu'est-ce que cela change ? Qu'est-ce que cela résout ? Je ne suis pas responsable de ses meurtres, de sa magie, de sa traitrise, ou de sa fuite ! »

             Léon tenta une dernière fois de calmer la situation, s'interposa d'un geste de bras diplomatique. Il fut repoussé d'un même mouvement par roi et chevalier.

    « Si, vous l'êtes. » 

             Arthur ouvrit la bouche. La referma. L'outrage avala sa réponse.

    « Ce n'est pas Camelot et ses lois crétines qu'il a fui, Ô Princesse, cingla Gauvain, parce que ça, il les supporte depuis dix ans. C'est vous ! Vous et votre silence, vous et votre refus de légaliser la magie une bonne fois pour toutes, alors que nous avons pour ordre de ne plus pourchasser ses pratiquants, que les druides se rapprochent chaque jour des portes de la ville et que vous épargnez des servantes qui chauffent des briques ! C'est votre lâcheté qui l'a fait fuir, l'a convaincu qu'il serait en danger à demeurer au château ! Votre lâcheté qui l'a sûrement poussé à retenir sa magie jusqu'au dernier moment, agir dans l'ombre et le secret alors qu'il aurait pu mener la bataille et nous éviter dix jours de siège, tout retenir jusqu'à l'instant où il a dû choisir entre vous perdre et perdre la vie qu'il avait construite ici ! Alors oui, c'est vous, le responsable de son silence, le responsable de sa fuite. S'il avait eu des raisons de rester, la possibilité de parler, si sa simple existence ne déjouait pas les lois même de ce royaume, il serait encore à vos côtés. »

             Il reprit son souffle un instant. Le silence craquela entre les membres de la Table Ronde.

    « Merlin n'a pas fui, lâcha-t-il, ses mots soudain plus calmes et immensément plus dangereux face à l'assemblée immobile, il s'est sacrifié. »

             Les doigts d'Arthur, qui s'étaient inconsciemment posés sur le pommeau de son épée, se mirent à trembler.

    « Et vous savez quoi, reprit Gauvain, je refuse de rester sous l'égide d'un homme qui condamne une partie de ses sujets au mensonge et au silence. Je regrette qu'il ait fallu que mon meilleur ami s'expose ainsi pour que je le comprenne, mais je ne peux tolérer cette situation plus longtemps. »

             Il attrapa la fibule d'argent de sa cape, tira sur les attaches. Elle glissa autour de ses épaules.

    « Moi, seigneur Gauvain, chevalier de la Table Ronde, fils du Duc d'Orcanie... »

             Des hoquets de stupeur s'élevèrent. À la cour comme dans l'armée, tous pensaient Gauvain fils de roturier.

    « Oh oui, au fait, nous gardons tous des secrets, Princesse, railla-t-il avec un mépris qui ne lui ressemblait pas. »

             La cape de pourpre tomba entre ses mains. Il la jeta sur la table ronde comme un vieux chiffon. Le dragon d'or de Camelot, délicatement brodé sur le lin, dégoulina à sa suite sur le bois. Sa tête, déformée par le pli du tissu, atterrit tordue en un angle étrange.

    « Je disais donc : moi, seigneur Gauvain, renonce à mon rang et mes privilèges de chevalier. »

             Il dégaina son épée.

    « À ma place à l'assemblée de la Table Ronde. »

             La lança à la suite de sa cape sur le bois. Elle rebondit dans un claquement perçant.

    « Et répudie mes vœux de vassalité auprès d'Arthur Pendragon, roi ennemi de la magie. »

             Léon, Elyan et Perceval se levèrent d'un même mouvement.

    « Gauvain, tu n'as pas le droit de...

    — Réfléchis, par les dieux...

    — Mon ami, là n'est pas la solution... »

             Il les fit taire d'un mouvement de main.

    « Je me fiche de ce que j'ai le droit de faire ou pas. Merlin et les siens n'ont aucun droit aux yeux de Camelot. Alors le droit, je le prends. Je pars, décréta-t-il, final. Je vais chercher mon ami. Nous ne reviendrons à Camelot que si elle devient un jour la terre de sécurité, de liberté et d'équité que l'on m'avait vanté. »

             Il n'avait pas lâché Arthur du regard un seul instant.

    « Alors c'est cela, ta décision ? demanda enfin le roi, la vision brouillée.

    — Oui, affirma-t-il. Je reviendrai avec Merlin, dans une cité juste, ou je ne reviendrai pas. »

             Perceval s'approcha. Gauvain sembla comprendre immédiatement son intention et l'empêcha d'avancer davantage.

    « Percy, non, ta place est ici, murmura-t-il, mais sa voix porta malgré tout dans la pièce silencieuse. Si du bon sens venait à se glisser dans son esprit, il aurait besoin de toi, de Léon, d'Elyan, à ses côtés. Reste. Camelot a besoin de toi. Mes chatons ont besoin de toi. »

             Réalisant que la salle tout entière les écoutait, Gauvain se tourna de nouveau vers le roi.

             L'image de sa posture se grava dans la mémoire d'Arthur.

             Déterminé.

             Droit.

    « Tu penses être bon et juste, Arthur Pendragon, mais tu ne fais qu'éviter d'être cruel. La vie de mon ami, de tous les siens, dépend de tes lois, de ta parole. Tu n'as pas le luxe de te taire. »

             Le tutoiement fit frémir les chevaliers, hoqueter Bédivère. Arthur ne l'interrompit pas.

    « J'espère pouvoir revenir un jour, avoua-t-il en se reculant de la table. J'espère que l'homme que je voyais en toi, l'homme dont parlait Merlin avec une dévotion sans pareille, celui pour lequel il aurait donné sa vie, l'homme qui m'a donné espoir en l'avenir... J'espère que cet homme saura trouver le chemin de la couronne. »

             Il s'inclina une dernière fois, face à ses amis et anciens camarades, puis tourna les talons.

             Tous le regardèrent traverser la pièce.

             Il ne se retourna pas.

    Chapitre 6 - 3

    Chapitre 6 - 3

     

     

             Le silence qui tomba à sa suite fut l'un des plus lourds qu'Arthur n'avait jamais vécu. Les chevaliers restants se regardèrent, lui jetèrent des coups d'œil inquiets, furtifs. Plus personne n'osait parler. Dieux, plus personne ne semblait même oser respirer.

             Était-ce là l'effet qu'il faisait à ses sujets ? La terreur qu'il inspirait ?

             Ils étaient accrochés à ses mots, comprit-il. À ses réactions. Aucun n'oserait bouger, parler, tant qu'il ne l'aurait pas fait le premier.

             S'était-il tant fourvoyé ?

             Dans ce monde bancal, était-il lui-même tordu ? Dans le monde penché, participait-il à tout renverser ?

    « Seigneurs, bredouilla-t-il, luttant de toutes ses forces pour que sa voix cesse de trembler, vous comme moi avons besoin de méditer sur ce qu'il vient de se passer. »

             Des hochements de tête lui répondirent. Arthur inspira profondément, força ses émotions à rester sous contrôle.  

    « Retrouvons-nous exceptionnellement demain à la même heure en séance croisée avec le conseil, proposa-t-il. Si vous avez des griefs, des doutes, si vous partagez l'avis de Gauvain, j'attends de vous que vous les portiez à mon attention. »  

             Cette fois-ci, quelques voix s'élevèrent en assentiment.

    « Avec un peu moins de passion et de théâtralité, si possible, souffla-t-il, rassuré par les sourires timides qu'il récolta. En attendant, vous pouvez disposer. »

             Ce fut seulement une fois tous les chevaliers sortis, une fois retombé sans grâce dans son siège avec un soupir tremblotant, et en se passant une main sur le visage, qu'Arthur remarqua que ses joues étaient mouillées et que les larmes continuaient de couler.

    Chapitre 6 - 3

    Chapitre 6 - 3

     

             Il s'arracha à la salle du trône, au plafond éventré et aux souvenirs douloureux quelques minutes plus tard. Attrapa au passage l'épée et la cape de Gauvain restées au milieu de la Table Ronde, recouvrant à moitié le grand dragon gravé dans le bois. Le tissu lui glissa entre les doigts malgré tous ses efforts pour le plier proprement. Il abandonna et jeta la cape sur son avant-bras, bien déterminé à la rendre à son propriétaire.

             Que Gauvain tienne à partir retrouver Merlin ne l'étonnait guère. Tous deux s'étaient toujours merveilleusement – et un peu trop, au goût d'Arthur – bien entendus. Mais l'homme ne pouvait renoncer ainsi à son statut de chevalier ou de vassal, encore moins s'il était effectivement fils de duc et aussi noble qu'il le prétendait. Il savait Gauvain heureux de sa position, installé au château, à protéger la population et son roi. Connaissait sa réputation auprès des voyageurs et son statut de redoutable adversaire de beuverie. Il ne pouvait pas renoncer à tout cela. Pas pour Merlin. Il ne pouvait pas. N'est-ce pas ?

             C'était la colère, simplement, qui avait parlé. Le chagrin et la trahison.

             Tout comme la colère avait saisi son propre cœur la veille.

             Oui, se convainquit Arthur. C'était cela.

             Il se dirigea directement vers les appartements du chevalier. Le connaissant, il serait parti au matin, après avoir passé une dernière soirée à narrer ses méfaits au Soleil Levant et mettre toute la ville basse au courant de son futur départ. Cela lui laissait quelques heures pour le convaincre, quelques heures pour le comprendre.

             Arrivé devant la porte de ses quartiers, il toqua. Inutile de débarquer sans frapper. Il cherchait à discuter, pas à l'énerver davantage.

             La porte s'ouvrit. Une fusée orange lui passa entre les jambes. Arthur se retourna par réflexe et attrapa du regard une petite queue en triangle qui disparut en dodelinant au bout du couloir.

    « Eh, reviens là ! Et toutes les deux, ça suffit ! Saloperies de petites tei... Sire ? »

             Arthur haussa les sourcils. Perceval, deux chatons de la taille de ses paumes dans les mains, lui jeta un regard dépassé.

    « Je viens parler à Gauvain, expliqua-t-il. »

             Un des deux félins profita de l'instant d'inattention de son porteur pour croquer avec entrain dans son pouce. Le chevalier baissa le menton, regarda la boule de poils beige aux grands yeux bleus d'un air épuisé mais la laissa mordiller de tout son saoul.   

    « Il est parti, Sire, révéla-t-il d'un air gêné. 

    — Parti ?

    — Oui, il a rassemblé ses affaires, m'a confié ses bestioles, et il est parti. D'ailleurs, vous n'auriez pas vu Gyb ? Il est tout gris, c'est le pire des quatre et je l'ai déjà perdu.

    — Je... Non, Perceval, je n'ai pas vu de chat. Par contre il y en a un roux qui a filé lorsque tu as ouvert la porte. »

             L'homme pesta. Le second chaton entre ses mains imita le premier et s'attaqua à l'autre pouce. Le regard du roi dériva un instant sur les deux petites bêtes. À un autre moment, dans un autre monde, il aurait pu être attendri. Dans un monde où son cœur n'aurait pas été foudroyé. Un monde où rien ne penchait.

    « Depuis combien de temps est-il parti ?

    — Oh, je l'ai vu il y a une dizaine de minutes, mais après ses sœurs se sont mises à se battre et...

    — Pas le chat, corrigea Arthur, abasourdi par l'absurdité de la discussion dans laquelle il s'était embarqué. Gauvain.

    — Oh. Juste après la fin de la réunion, Sire. » 

             Arthur jura et fit volte-face. Ignora Perceval qui partit à la chasse du chaton roux et se précipita dans les couloirs. Était-il possible que Gauvain soit déjà hors de Camelot ? Était-il si sérieux ? Tant remonté contre son roi ?

             N'était-ce pas que la colère, qui avait guidé sa voix ?

             Il dévala les marches quatre à quatre.

    « Tyr ! héla-t-il lorsqu'il se retrouva enfin dans la cour. »

             Son palefrenier sursauta et en lâcha la scelle qu'il tenait dans les mains. Le geste ne l'empêcha pas de s'incliner dès l'instant où il reconnut Arthur.

    « As-tu vu Gauvain ? s'enquit-il sans préambule.

    — Il est dans– dans les écuries, Sire, bredouilla l'homme. Préparez-vous un long voyage ? Il avait l'air chargé. Au besoin, je pourrais préparer Llamrei pour vous et...

    —  Non, non, Tyr, je te remercie, mais cela ne sera pas nécessaire. »

             Le roi accéléra le pas et poussa la porte de bois. Il ne put retenir un soupir de soulagement en apercevant la silhouette sombre occupée à harnacher son cheval dans une stalle.

    « Mais arrête, je ne peux pas t'emmener ! Regarde comme tu es petit, tu vas te faire dévorer ! l'entendit-il chuchoter. »

             Arthur s'avança. Dans la pénombre des écuries, il distinguait à peine les contours du chaton qui se tenait en équilibre sur le rebord de la stalle, ronronnant et miaulant doucement.

    « Alors tu pars réellement ? »

             Gauvain ne se retourna pas. Ses épaules se tendirent, sa main restée sur le licol de sa monture se crispa, mais il refusa de lui faire face.

    « Qu'est-ce que vous voulez, Arthur ?

    — Te dire au revoir. »

             Les mots lui échappèrent. Il ne parvint ni à les reprendre ni à les regretter. Le roi s'adossa contre la porte, laissa le bois grincer sous son poids. Sur le chemin, il avait répété encore et encore ce qu'il comptait dire à l'autre chevalier. À présent, plus rien ne lui semblait adapté.

             Gauvain reprit ses préparatifs. Arthur le regarda faire en silence.

    « Lorsque tu... débuta-t-il après de longues minutes, lorsque tu le trouveras, est-ce que tu pourras lui dire que j-

    — Non. »

             Le dernier sac fut accroché au flanc de son cheval, solidement harnaché. Gauvain se tourna enfin.

             Dieux, il avait l'air épuisé. Sous les maigres lumières des torches, les poches sous ses yeux lui donnaient un air presque aussi maladif que Bédivère.

    « Je ne servirai pas de messager. Si vous voulez que Merlin vous écoute, si vous voulez l'écouter, c'est à vous de créer un royaume où il aura la place de parler. »

             Derrière eux, le petit chaton gris sauta sur l'encolure de Llamrei, qui tourna la tête d'un air intrigué mais ne protesta pas face à l'invasion. Arthur s'approcha, caressa sa jument. L'étalon de Gauvain face à lui hennit doucement. Les deux hommes se perdirent un instant dans la tranquillité des bêtes.

    « Je m'excuse d'avoir causé une scène pendant la réunion, souffla le chevalier, une main sur la poignée de la stalle. Et je m'excuse de vous avoir tutoyé.

    — Bédivère a bien failli faire une attaque, murmura Arthur, le fantôme d'un sourire au bord des lèvres. »

             Contre toute attente, le tutoiement ne l'outrageait pas outre mesure. L'insubordination lui rappelait Merlin. Merlin, qui parvenait à faire sonner les titres honorifiques comme de redoutables insultes, Merlin qui l'avait tutoyé dès les premiers instants, dès le premier c'est assez, à présent, tu t'es assez amusé mon ami, Merlin qui avait eu tant de mal à passer au vouvoiement les premières semaines de son service et manqué de finir au cachot un nombre incalculable de fois en s'adressant à des seigneurs sur un ton un peu trop cinglant. Merlin qui vouvoyait avec dédain et tutoyait avec révérence. Avec les années, il s'était mis à réserver le tutoiement à ces instants de suspension, où il regardait Arthur comme un homme et non comme un roi. Ces instants hors du monde, où tout se jouait et où il se sentait intouchable.

             Merlin l'avait tutoyé le jour où il avait tiré l'épée hors du rocher.

    « Mais à quoi tu joues ?

    — Je leur prouve que c'est toi, leur meneur. Toi, leur roi.

    — Cette épée est enfoncée et coincée dans un énorme rocher !

    — Et tu vas l'en sortir, Arthur. »

             Merlin l'avait tutoyé toutes ces fois étranges où il s'était senti au bord d'un précipice. Toutes ces fois où il avait plongé. Et toutes ces fois où il avait su voler.

    « Le pauvre n'avait pas besoin de ça, rit tristement Gauvain en tirant Arthur hors de ses pensées. Mais je ne m'excuserai pas pour mes propos, Sire, car j'estime que vous les méritiez. »

             Il déverrouilla la stalle pour de bon et tira son étalon hors des écuries. Arthur, mécaniquement, suivit.

             S'il y avait du vrai dans les paroles si dures et si cruelles de son chevalier, que devait-il faire ?

             Perdu dans ses interrogations, il ne remarqua pas le chaton revenu à la charge et sursauta lorsque des poils lui frôlèrent l'oreille. Le félin atterrit droit dans le dos de Gauvain, où il planta ses griffes pour escalader le cuir de son armure et se hisser jusqu'à ses épaules.

    « Gyb ! Bon sang, j'ai dit non ! »

             Il se contorsionna pour attraper la petite boule de poils... qui lui fila entre les doigts. Arthur prit pitié et profita de sa position entre le mur des écuries et l'encadrement de la porte pour saisir l'animal et le forcer à quitter le giron de l'autre homme.

             L'effet fut instantané ; le chaton se tourna vers lui, prêt à déchaîner sa fureur éternelle contre ces membres traitres qui le séparaient de Gauvain... et s'arrêta en plein mouvement lorsqu'Arthur se mit à caresser le haut de sa tête. La seconde suivante, il ronronnait.

    « Eh bien Sire, il a l'air de vous avoir adopté ! Je vous le confie, décréta le chevalier, vérifiant une dernière fois les attaches de ses provisions. Prenez garde à vos chaussettes, il les vole ! »

             Arthur le regarda se hisser sur son cheval, se tourner vers les lices. La nuit mordait déjà les pierres du château. D'un instant à l'autre, le jour disparaîtrait pour de bon.

             Était-ce un adieu ? Leurs derniers mots ?

    « Reviendras-tu ? 

    — Je l'espère. »

             Gauvain lui adressa un dernier sourire, où brillaient tristesse et résignation. L'image, si peu habituelle, décrocha un nouveau fragment du cœur d'Arthur.

             Oui, conclut-il.

             C'était un adieu.

             Le roi suivit des yeux la silhouette de son cheval jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière les lices et que le son des sabots sur les pierres s'évanouisse dans la nuit naissante.

             Gauvain partit.

             Un chaton dans les bras, le cœur brisé et une myriade d'incertitudes au bord des lèvres, Arthur, lui, resta.

     

     

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