• Chapitre 5 - 2

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    Chapitre 5 - 2

    Chapitre 5 - 2

     

             Les cinq heures suivantes passèrent dans un imbroglio de négociations, de compromis et d'accommodements divers qui occupèrent efficacement l'attention Arthur. Les cartes étalées sous ses yeux, l'entêtement d'Odin pourtant humilié par la défaite et les propositions des trois reines tinrent son esprit immanquablement éloigné de la moindre pensée d'orage, d'éclair ou de trahison. Il dédia toute son attention à l'élaboration d'un traité de paix que le roi de Cornwall puisse accepter, passa une heure complète enfermé seul à seul avec l'autre homme dans une salle et ne ressortit qu'après d'intenses confessions, des larmes et la promesse que jamais plus Odin ne chercherait à se venger. Au fond de lui, il comprenait le souverain. Comprenait sa douleur, sa rage, son chagrin. Il ne le comprenait que trop bien. Mais Odin n'était plus digne de ses fonctions s'il se laissait ainsi dévorer par la colère.

             Autrefois, Arthur aurait été prêt à lui offrir une réparation. Peut-être même, avant le siège, une forme de pardon. Mais il ne pouvait plus cautionner les actions d'un meneur qui sacrifiait les siens pour ses propres regrets. Les litiges entre Cornwall et Camelot n'étaient pas un conflit de territoires. C'était une querelle d'homme à homme, qui n'avait pas à prendre à parti les vies de leurs peuples et devait se régler en tête à tête.  

             Oh, Odin résista. Passa les premières minutes où son bâillon lui fut retiré à le tutoyer et le traiter d'assassin. Puis, éventuellement, lorsqu'il comprit que les remords d'Arthur étaient réels, que le meurtre de son héritier habitait toujours sa conscience, qu'il se souvenait encore de son nom et de son visage terrifié, même après huit années, il s'adoucit. Se tut et écouta sa proposition. Rechigna lorsqu'il comprit qu'il serait condamné à devenir un vassal de Camelot s'il voulait continuer à régner et ne pas voir ses terres intégralement redistribuées entre Mithian et Elena. Arthur, épuisé, à bout de nerfs, finit par lui rétorquer après avoir écouté d'intenses minutes de monologue larmoyant sur un lien paternel brisé par sa faute, que son incapacité à gérer son chagrin l'avait amené à perpétuer la violence qu'il déplorait et qu'il ne faisait pas honneur à la mémoire de son fils en oubliant ainsi toute noblesse. Odin pleura. Arthur le regarda, démuni, déchiré entre la pitié et le malaise. Pensa à son père, écroulé dans ses bras, mort quelques heures plus tard, frappé par l'assassin que le souverain lui avait envoyé. Manqua à plusieurs reprises de le frapper, le secouer, forcer du bon sens à réintégrer son esprit. Mais se retint. Se força à être un homme meilleur que l'être brisé à ses pieds.

             Lorsqu'Odin accepta enfin de signer le traité de paix, Arthur espéra qu'il n'aurait plus à revoir son visage de sitôt. Il ne souhaitait qu'un royaume pacifié, mais l'idée de devoir fraterniser avec l'autre homme ne l'enchantait guère. Il ne demandait qu'une chose : pouvoir renvoyer au passé ces années sombres de vendetta. Correspondre avec ses émissaires une fois toutes les saisons. Traiter avec ses représentants, ses ambassadeurs. Le voir une fois tous les trois ou quatre ans pour des visites protocolaires. Et surtout ne pas passer une minute de plus à devoir subir sa présence et son chagrin. Lui ne lui imposait pas le sien.

             Un second problème, déclenché par la mort d'Alined, se présenta en fin de journée. Tombé au combat, égorgé par un soldat de Mithian, ses troupes n'étaient pas parvenues à élire un représentant et se déchiraient en querelles intestines derrière les murailles. Résultat, personne ne pouvait parler pour le royaume à la table des négoces. À la tombée de la nuit, un messager vint leur annoncer que les troubles politiques qui agitaient Deorham depuis des années s'étaient cristallisés après le départ d'Alined et avaient abouti à une véritable révolte. Le pouvoir royal avait été renversé par un héritier. Pas étonnant, pensa Arthur, que les troupes du roi soient ainsi des poulets sans tête. Alined avait toujours été piètre souverain, incapable de rassembler et de fédérer ses hommes. Qui que soit son successeur, il espérait qu'il serait à la hauteur. Meilleur que son prédécesseur. Même si, osa-t-il avouer intérieurement, cela pouvait difficilement être pire.

             Mithian, Elena et Annis le secondèrent lorsqu'il écrivit immédiatement au nouveau souverain pour lui exposer les évènements et proposer une rencontre. Avec un peu de chance, se dit-il, celui-ci serait favorable à une alliance avec le reste des royaumes et accepterait de rejoindre la fédération d'Albion. Deorham était un territoire majoritairement côtier. Camelot et Nemeth, particulièrement, pourraient profiter d'une telle proximité avec les navires marchands. La missive d'invitation partit quelques minutes plus tard.

             Éventuellement, la session se termina et les reines se retirèrent. Il leur promit de les saluer avant leur départ le lendemain et les regarda partir, l'esprit blanc. Au loin, un corbeau croassa. Arthur ne leva pas les yeux.

             Refusant de rester seul avec ses pensées un seul instant, il termina de mettre quelques notes au propre et convoqua immédiatement le conseil. Ils avaient encore tant à voir, tant à discuter. Le siège avait causé de lourds dégâts dans la ville basse et ils avaient beau avoir été immédiatement réapprovisionnés en eau et nourriture, des tonnes de problèmes restaient à régler. Plusieurs dizaines de ses sujets allaient demander à le rencontrer pour demander son aide, il le savait. Un bon roi ne laissait pas attendre les siens, n'est-ce pas ?

             Il allait leur parler immédiatement. Les écouter un à un, prendre toute la semaine s'il le fallait, comptabiliser chaque perte, les rembourser ou leur promettre une ration cet hiver. Y avait-il un impôt qu'il pourrait lever quelques semaines, peut-être ?

    « Sire, vous n'êtes pas sérieux ? »

             Il se tourna vers son sénéchal à qui il venait d'ordonner de rassembler les conseillers. Léon perdait-il soudain le sens des priorités ? Qu'y avait-il de si dément dans son ordre ? Ce n'était pas son genre de discuter ses injonctions, pourtant. Ça, c'était l'habitude de... Non. L'habitude de personne.

             Tais-toi.

             Roi, pas toi.

    « Arthur... reprit le chevalier en s'adoucissant, vous ne pouvez pas convoquer le conseil à une heure pareille. Il est bientôt minuit. La cité sort d'un siège de neuf jours. Rien de bon ne pourrait se décider dans l'urgence et sans une bonne nuit de sommeil. »

             Il pinça les lèvres. Léon n'avait pas complètement tort. Il détestait que Léon n'ait pas complètement tort.

    « Venez, Sire, je vous accompagne jusqu'à vos quartiers. »

             De nouveau, la main chaude se posa sur son épaule et l'intima doucement à faire le premier pas en avant. Arthur n'eut pas la force de protester.                                   

    Chapitre 5 - 2

    Chapitre 5 - 2

                                      Chapitre 5 - 2Universal Heart - Fearless Motivation

     

             Ils ne croisèrent personne sur le chemin. Pas un garde, pas un chat, pas une suivante, rien. À l'extérieur, même les hiboux et les chouettes dont les hululements rythmaient habituellement les nuits au château s'étaient tus. La seule trace de vie qu'ils entendirent fut le croassement moqueur d'un corbeau. Cette fois-ci, Arthur le chercha des yeux mais ne parvint pas à l'apercevoir dans les ténèbres. Tout le reste ne fut que silence. Le roi sourit sans joie. À croire que Camelot tout entière avait décidé de sombrer dans le sommeil.

             Non, pas le sommeil, rectifia-t-il. Ils avaient perdu des hommes. Des soldats, des chevaliers, des civils. Camelot n'était pas endormie, elle était endeuillée. Camelot s'était isolée pour lécher ses plaies.

    « J'ai fait monter un repas pour vous, Sire. Gaius m'a également chargé de vous prévenir que la reine passera la nuit sous sa garde, transmis sagement Léon en lui ouvrant la porte. Vous savez où me trouver si besoin. En attendant, essayez de vous reposer. »

             Il serra une dernière fois son épaule. Arthur envisagea un instant attraper sa main, le retenir. Mais il n'avait plus rien à lui dire, aucune excuse à brandir pour prétendre avoir besoin de son sénéchal à ses côtés. Léon lui sourit faiblement. Puis il l'abandonna là, à l’entrée de ses appartements, seul.

             Seul avec l'horrible réalité, le monde penché, la nuit silencieuse et l'écrasante présence dans ses quartiers.

             Arthur ferma les yeux quelques instants. Il était parvenu à tenir ses émotions sous contrôle toute la journée. Il pouvait bien le faire quelques heures de plus. Le temps de manger, le temps de se coucher. Le temps de dormir jusqu'au lendemain, où il pourrait à nouveau se noyer dans les problèmes du royaume.

             Oui, il pouvait le faire. Il allait le faire.

             Il rouvrit les yeux, prit une grande inspiration et se dirigea vers son placard. En chemin, il se débarrassa de sa cotte de maille, de sa cape et de ses gants qu'il laissa tomber à terre sans plus de soin. Retira sa ceinture, laissa ses braies glisser contre ses jambes. Parvenu au paravent, il attrapa la première chemise qu'il aperçut, se tourna pour se glisser derrière le bois gravé... et s'immobilisa.

             Au coin du mur, sous la fenêtre, se tenait le luth.

             Illuminé par un rayon de lune qui traversait les vitraux de la fenêtre, luisant, resplendissant. Presque invitant. Comme si de rien n'était, comme si l'objet avait encore le droit d'exister ainsi, impunément, dans les appartements du roi. Comme s'il était à sa place, là, sous l'alcôve, niché dans l'angle. Comme s'il habitait là. Comme si... Comme si...

             Arthur s'écroula. Ses genoux flanchèrent, tapèrent durement contre la pierre et il se retrouva à terre, incapable de décrocher son regard de l'instrument.

             Dieux, c'était réel. Ce n'était pas un cauchemar.

             Merlin

             Dès l'instant où il osa à nouveau penser son nom, le monde se remit à tanguer. Sa vision se brouilla. Il serra convulsivement la chemise rouge restée entre ses mains, tenta de reprendre le contrôle de son cœur qui martelait ses côtes.

             Merlin.

             Merlin, un sorcier.

             Merlin qu'il croyait loyal, Merlin qu'il croyait fidèle, Merlin qu'il croyait connaître.

             Merlin à qui il aurait confié sa vie, son royaume, sans hésiter un seul instant.

             Et Merlin qui, comme les autres, l'avait trahi. Merlin qui avait menti pendant des années, l'avait regardé droit dans les yeux en lui promettant une dévotion qui n'était que mensonge.

             Rien que du vent. Des paroles en l'air. Des promesses intenables, encore.

             Encore, encore, encore.

             Ses doigts tremblants tirèrent sur la couture du tissu. La chemise protesta. Les bords s'arrachèrent l'un à l'autre avec un crissement qui lui donna la chair de poule. Séparés. Rompus. Démembrés. Il regarda, fasciné, hypnotisé, les deux pans de tissu se diviser et le fil sombre de la couture surgir sur ses pouces. Inexplicablement, le son de la déchirure l'apaisa. Qu'elle craque, pensa-t-il cruellement. Que tout craque. Que cette chemise idiote se découse. Rien n'était fait pour rester joint. Rien n'était fait pour rester assemblé. Rien n'était fait pour durer.

             Tout n'était que mensonge.

             Merlin.

             Et soudain, le fil se brisa, la couture lâcha et la colère surgit. Sourde, violente, intraitable. La chemise fut bientôt réduite à une marée de lambeaux pourpres. Mais ce n'était pas assez. Pas assez. L'instant suivant, le bouillon au creux de son ventre le jetait de nouveau sur ses pieds. Il attrapa le chandelier posé sur la table à ses côtés et le lança contre le mur. Le métal claqua contre la pierre. Une bougie se brisa en deux. Deux autres roulèrent sous le lit. Il se rua vers son bureau, le saisit à pleines mains et le fit basculer en avant. Tous les papiers, importants, anodins, glissèrent au sol, se froissèrent, se mélangèrent. Des plumes volèrent. Le bois frappa contre les dalles. Tout se déversa à terre.

             Il avait fait confiance à Merlin.

             L'encrier explosa. La boîte à sable suivit. Le liquide noir se mêla à la poudre. Son regard tomba au sol, rencontra ses jambes. Il n'avait plus de braies, réalisa-t-il. Les avait-il arrachées ? Enlevées en même temps que son armure ? Déchirées avec sa chemise propre ? Sûrement. Il ne contrôlait plus rien. Parce que plus rien n'avait de sens. Son plus proche ami était un sorcier, un menteur, un félon, et plus rien n'avait de putain de sens.

             Sous ses yeux, pourtant, le monde respirait encore.

             L'encre dégoulinante se rapprochait dangereusement des papiers du conseil.

             Merde, merde, merde, merde, merde. Il plongea, sauva in extremis les parchemins d'une noyade irréparable. Bon sang, mais que devenait-il ? Qui devenait-il ? Il ne voulait pas sombrer dans la haine. Il ne voulait pas devenir son père. Il ne voulait pas devenir Morgane. Mais qu'il était dur de résister aux bras invitants de la colère. Qu'il était dur de résister à l'appel de la rage, d'empêcher sa douleur d'éclater par la force et le feu, de se retenir de hurler jusqu'à ce que ses cordes vocales lâchent et l'abandonnent à leur tour.

             Mais il ne sombrerait pas.

             Il valait mieux que cela.

             Il était roi.

             Roi, pas toi.

             Tais-toi.

             Il redressa son bureau, y jeta les cartes et les missives avant qu'elles ne deviennent irrécupérables. Son regard se posa sur la chair nue de ses jambes et fut attiré par les bandes blanches sur sa cuisse gauche. Qu'est-ce que c'était que...

             Le souvenir lui revint brusquement. Sa cuisse gauche, blessée par une massue le premier soir du siège. Sa cuisse gauche, où un gros hématome prenait à présent des teintes jaunâtres.

             L'image de Merlin, penché sur sa blessure, une pommade à l'odeur de sauge sur les doigts, précautionneux avec la peau meurtrie du roi, s'imposa cruellement sous ses paupières.

             La colère s'échappa aussi soudainement qu'elle était apparue. Il ne resta à Arthur plus que le souvenir tremblant de sa présence et l'espace vide, béant, qu'elle creusa en s'échappant. Il glissa au sol.  

             Merlin avait souri. Merlin l'avait soigné.

             Mais Merlin avait menti.

             Merlin était un sorcier.

             Et Merlin avait fui.

             Le sanglot qui enflait dans sa gorge depuis le début de l'après-midi finit par passer la barrière de ses lèvres. Il plaqua immédiatement une main contre sa bouche, mortifié par le bruit mouillé qu'il venait d'émettre. Mais il n'y avait personne. Personne d'autre que lui, affaissé dans ses quartiers saccagés, personne pour le morigéner ou le forcer à se reposer. Personne pour le traiter de tête de chou, de crétin, personne pour le regarder comme un égal et l'écouter. Personne pour le soigner, surveiller ses repas, sa santé, examiner ses blessures et ses cicatrices. Personne pour le réconforter, lui assurer que tout allait s'arranger. Et personne pour le voir pleurer.

             Il tenta de résister aux larmes malgré tout, de repousser la brûlure qui sillonnait son nez, l'écho de la voix d'Uther dans un coin de son esprit.

             Roi, pas toi.

             Tais-toi.

             Ne pleure pas.

             Lève le menton.

             Plus haut, Arthur, plus haut.

             Sois fort. Sois droit.

             Tais-toi.

             Aucun homme ne mérite tes larmes.

             Aucun homme ne mérite tes larmes, avait-il répété à Merlin autrefois, ce jour funeste où ils avaient perdu le dernier Seigneur des Dragons et qu'il avait surpris son valet à sangloter sur son cadavre.

             Mais Merlin n'était pas aucun homme. Merlin était son valet, son confident, son ami.

             Avait été, rectifia-t-il en laissant les premières larmes déborder.

             Aurait dû être. Aurait pu être.

             Car Merlin avait menti.

             Merlin avait fui.

             Alors Arthur laissa le chagrin le submerger pour de bon. Serra convulsivement dans son poing la bande blanche sur sa cuisse, dernier souvenir de l'amitié qu'il croyait à l'abri de toute trahison. Des formes colorées apparurent sous ses paupières et il appuya davantage sur l’ecchymose.

             Il avait cru que Merlin était l'exception. Que jamais il n'aurait pu lui associer le terme félon. Il avait cru que Merlin serait là, éternellement, qu'il vieillirait et règnerait à ses côtés. Il l'avait souhaité. Il avait fait de Merlin sa première certitude. Son premier pilier.

             Et il s'était trompé. Fourvoyé avec tellement de conviction que la pensée lui donnait envie de hurler.

             Le monde se remit à tanguer, alors il se rattrapa à la première chose qui lui passa sous la main pour s'y raccrocher. La chemise rouge. Peinte d’une multitude de petits cercles humides, mais irrémédiablement… déchirée.

             Il ne pourrait jamais la réparer. Jamais la recoudre. C'était trop tard, c'était impossible, les coutures avaient sauté. Le fil avait craqué. Il n'y avait plus rien à raccommoder.

             Dieux, pensa-t-il misérablement, si son père le voyait, effondré sur le sol de ses propres quartiers, plié en deux, à brailler comme un enfant pour la trahison d'un serviteur. Qu'il aurait été déçu, mécontent, furieux sûrement. Il aurait réprimandé son fils trop faible, son fils trop conciliant. Son fils qu'il avait prévenu et son fils qui ne l'avait pas écouté. Son fils qui ne cessait de se faire avoir, encore et encore, par le même schéma, la même ruse.   

             Mais que faisait-il au monde ? Qu'avaient donc les dieux contre lui pour le punir ainsi ? Pourquoi tous ceux à qui il s'attachait, accordait sa confiance, le trahissaient-ils toujours ? Pourquoi Morgane, pourquoi Agravain ?

             Pourquoi, maintenant, Merlin ?

             Il se mordit cruellement les lèvres. Porta son poing à sa bouche et croqua sans douceur dans ses jointures. Tenta de s'empêcher de faire plus de bruit. Mais c'était peine perdue. Son corps ne répondait plus. Les sanglots contrôlaient tout et il n'avait plus la force d'essayer de retrouver de la dignité. À quoi bon ? Il n'y avait personne.

             Tais-toi.
             Tais-toi.
             Roi.

             Le jour de la trahison de Morgane, la douleur avait été si sourde, si profonde, qu'il avait immédiatement su qu'elle lui laisserait des marques à vie. Il se souvenait encore de l'odeur de rouille de la salle du trône, des dalles froides sous ses cuisses, sous son ventre pour une fois dénué d'armure, de la ligne noire de la balustrade face à lui, là où ils s'étaient allongés pour épier la scène. Lorsqu'elle était apparue, triomphante aux côtés de Morgause, un sourire terrifiant sur les lèvres, le monde avait tangué. S'il n'avait pas déjà été couché, il aurait vacillé.

             Les mots qu'elle avait crachés au visage d'Uther s'étaient gravés dans sa mémoire à tout jamais. La voir avouer qu'elle partageait son sang et revendiquer la couronne avait été pareil à une dague plantée dans l'estomac. Comme un coup qu'il aurait dû voir venir mais qu'il avait manqué, oublieux de sa douleur, du désespoir dans ses yeux verts. Un coup qui coupait le souffle et faisait perdre toute conscience du monde quelques instants avant que la douleur ne surgisse à sa suite.

             Traitée rapidement, la blessure avait pu être cautérisée. Il avait un royaume à sauver, un père à libérer. Des chevaliers à ses côtés qui ne demandaient qu'à prouver leur loyauté. Ce jour-là, Arthur avait découvert qu'il avait une sœur. Il l'avait perdue dans la foulée.

             Mais le pire avait été évité. Camelot, reprise. Il était parvenu à se remettre de sa trahison uniquement grâce au soutien de ses amis, de ses chevaliers, de Gwen. Uther, seul depuis de trop nombreuses années, n'avait jamais pu cicatriser une telle déchirure. Mais Arthur, lui, avait guéri. Doucement. Avec les années, la résignation, le temps. Mais le souvenir de la douleur n'était jamais loin et il savait que la cicatrice ne partirait jamais.

             Découvrir, des années plus tard, que son oncle Agravain était aussi félon que Morgane, qu'il n'avait jamais cru à un seul de ses propos et s'était contenté de le suivre avec l'idée de pouvoir lui arracher la couronne à la première occasion l'avait tout autant poignardé. La trahison de sa sœur lui avait planté une dague dans l'estomac. Celle d'Agravain avait été pareille à une dague dans le dos, impossible à prévoir, qui passait entre les côtes et allait se loger droit dans les organes. C'était une douleur qui rappelait cruellement la première, serpentait jusqu'aux viscères, au creux de son ventre. Une blessure qui avait du mal à guérir, une douleur familière qu'il avait réussi à ignorer, appris à domestiquer, mais dont l'écho le démangeait toujours le soir où lorsqu'il se penchait trop rapidement en avant.

             Mais Merlin... Merlin, c'était autre chose, complètement. Merlin était une éviscération. Un éclair en plein cœur, qui prenait tout sur son passage, foudroyait, calcinait, descendait jusqu'à ses boyaux et tirait tout hors de sa peau. C'était fatal, mortel, incurable. Perdre Merlin, le perdre ainsi, dévoilé par le mensonge et évaporé dans la nature, il ne pourrait pas s'en remettre. Il était devenu trop dépendant. Trop accroché à ses mots, à sa présence, à ses conseils.

             Il s'était laissé avoir. Laissé manipuler.

             Dieux, qu'il avait dû être facile de le diriger depuis les ombres. Que Merlin avait dû rire, de le voir si vulnérable, si fragile, suspendu à son jugement. Quel roi il faisait. Quel roi pathétique et misérable.

             Il les pensait amis.

             Mais Merlin était un sorcier.

             Et Merlin avait fui.

             Il n'avait même pas pu croiser son regard, même pas pu tourner la tête. Il s'était contenté de disparaître, d'emporter l'orage avec lui, de lui laisser un soleil mensonger, apocryphe, un soleil qu'il s'était mis à haïr de tout son cœur dès les premières secondes. Merlin avait emporté la pluie. Avec lui, le cœur d'Arthur.

             Il les pensait amis.

             Le roi tenta de reprendre le contrôle de sa respiration, accrocha ses mains à la chair de ses cuisses. Laissa ses ongles creuser des petits croissants de lune beiges dans sa peau. Il revoyait encore le regard pétrifié d'Ari une seconde avant l'éclair. Entendait encore les cris des sorciers abattus par la lumière. Sentait encore la force de l'orage, la vibration du tonnerre. La sensation allait hanter sa mémoire pendant des années, il le savait. Il allait probablement craindre l'orage dans les jours et les semaines à venir, se tendre face à la foudre. Il ne pourrait plus regarder de nuages noirs sans voir à nouveau la main de Merlin, brandie en l'air, ses yeux enflammés, ses éclairs.

             Dans les ténèbres de sa chambre, au milieu des décombres, Arthur osa enfin l'avouer.

             Il avait été terrifié.

             La magie qui s'était dégagée de son valet n'était pas un petit sort de circonstance. Merlin n'était pas de ceux qui faisaient fi de l'interdiction pour continuer à apprendre un peu de sorcellerie sous le couvert, pour aider leur commerce ou soigner deux trois chèvres. Merlin n'avait rien de la candeur de Magaidh, la servante de Lot qui avait été surprise à chauffer des briques pour que sa maîtresse surmonte le froid d'une nuit d'hiver. Il n'avait rien de ces populations druidiques qui se rapprochaient petit à petit de Camelot et échangeaient avec les marchands de la cité quelques onguents un peu trop efficaces pour être simplement des plantes et qu'Arthur ignorait à dessein.

             Ce qu'avait fait Merlin... C'était élémentaire. Primaire.

             Les quatre sorciers avaient été suffisamment puissants pour faire céder les herses en quelques minutes. Arthur, qui ne connaissait de la magie que la peur de ses conséquences, savait pourtant qu'il fallait une force redoutable pour agir ainsi. Mais Merlin les avait désintégrés en un instant, comme s'ils n'étaient rien, rien que des poussières sur son chemin.

             Arthur ferma les yeux.

             Merlin n'avait pas seulement de la magie.

             Il en avait suffisamment pour éradiquer d'une pensée quatre êtres qui auraient pu faire tomber Camelot à genoux, suffisamment pour mettre le royaume à feu et à sang. Suffisamment pour s'emparer de sa couronne s'il l'avait souhaité.

             Et Arthur avait été terrifié.

             Il savait Merlin courageux. Savait qu'il avait fini, en dix ans à son service, par apprendre quelques rudiments à l'épée. Savait aussi que lorsque la situation le demandait, il pouvait se montrer d'une témérité à toute épreuve, être aussi brave que n'importe lequel de ses chevaliers. Mais jamais il n'aurait pu imaginer Merlin dangereux. Jamais il n'aurait cru un jour trembler devant son valet, se demander jusqu'où allaient ses capacités. Se demander s'il allait mourir là, de sa main, foudroyé.

             Il ne parvenait plus à savoir quelle image conserver. Où était la vérité ? Dans le serviteur maladroit ou dans le sorcier meurtrier ?

             Dans son esprit, Merlin était cet homme incapable de se taire, toujours prêt à plaisanter, à se moquer de lui ou à lui envoyer un oreiller dans la figure. Celui qui prenait soin des chevaux, celui que Llamrei suivait comme du foin frais, celui qui nourrissait les chats, câlinait ses chiens de chasse, parlait aux pigeons et chougnait à l'idée de tuer une licorne. Celui qui aidait les autres serviteurs avant d'accomplir ses propres tâches et râlait lorsque Gaius le forçait à nettoyer son bocal à sangsues. Celui qui ne parvenait pas à faire trois pas dans un repère ennemi sans parvenir à s'emmêler les pieds dans ses propres braies, salait trop ses plats, piquait les capes en laine d'Arthur en patrouille, sentait les herbes séchées et les fumées des cuisines, riait aux blagues de Gauvain, insultait son roi dans un latin incorrect lorsqu'il faisait mine de ne pas l'entendre. Celui qui le soignait, le surveillait, connaissait ses rituels, ses manies, ses complexes, celui qui le veillait lorsqu'il tombait malade, vidait son pot de chambre, protégeait ses secrets et lui criait dessus au moins une fois par semaine. Celui qui n'avait plus quitté ses côtés depuis qu'Uther l'y avait placé.

             Dieux.

             Il croyait le connaître.

             Comment était-il possible que tout cela ne soit que mensonges ?

             Non, lui cria immédiatement son cœur. Non, il refusait d'y croire. Quel intérêt aurait eu Merlin à rester dix ans à ses côtés, si son seul but avait été de s'accaparer le pouvoir ? Arthur lui avait donné mille occasions de l'assassiner. De l'envoûter. De le manipuler. Mais Merlin n'avait jamais abusé de la confiance qu'Arthur lui avait accordée.

             Vraiment ? rétorqua amèrement une autre voix, d'une acerbité qu'il ne se connaissait pas, au fond de lui.

             Qu'en savait-il ?

             Il devait une immense partie de sa situation actuelle à l'intervention de son valet. Merlin l'avait poussé dans les bras de Guenièvre. L'avait présenté à Lancelot, à Gauvain. L'avait convaincu d'anoblir des paysans, d'adouber des roturiers. L'avait entraîné à renier nombre des enseignements d'Uther. Petit à petit, à ses côtés, sa vision de la magie s'était éclaircie. Adoucie. Il avait appris à considérer ses bienfaits, ses atouts, ses attraits. Avait appris à différencier magie bénigne et magie dangereuse, druides pacifistes et violents assassins. Mais... Arthur avait entendu Merlin condamner la magie, enfin ! Il se souvenait de ses cris lorsque Morgause avait tenté de le pousser à tuer Uther, se souvenait l'avoir entendu maudire et dénoncer d'autres sorciers. Quel intérêt aurait-il eu à le pousser ainsi à condamner les siens ? Poursuivait-il un plan secret, un but caché ? Un autre dessein, un jeu qu'il jouait en dizaines d'années ?

             Il ne comprenait plus rien.

             Une question s'imposa finalement, alors que sa respiration se calmait, que les larmes se tarissaient et qu'il retrouvait petit à petit le contrôle de son corps : pourquoi ne lui avait-il rien dit ?

             Et surtout... pourquoi avait-il fui ?

             Le troisième éclair ne l'avait pas tué. Une silhouette avait suivi le retrait de la lumière par les vitraux, il en était certain. La sorcellerie ne l'avait pas tué. Il le savait. Il le sentait. Sa magie habitait encore les lieux, pulsait contre les murs du château et vibrait jusque dans les côtes d'Arthur.

             Merlin n'était pas mort. Il avait fui. Attrapé l'éclair et disparu dans ses robes de lumière, loin d'Arthur.

             Il n'avait pas fui Camelot. Il l'avait fui, lui.

    Chapitre 5 - 2

    Chapitre 5 - 2

     

             Arthur demeura ainsi de longues minutes, tombé sur les dalles de ses propres appartements, assis à moitié sur ses mollets et à moitié sur la pierre, au milieu d'un chaos sans nom. Il ne pleurait plus. Il ne pleurerait plus. Merlin ne méritait pas un tel désespoir et un tel chagrin.

             Il ne pouvait s'empêcher de rejouer encore et encore la scène de la mort des quatre sorciers dans son esprit. Revoyait leurs visages terrifiés, leur haine, leurs attaques. Leurs cris contre ce « Emrys » qui le poursuivait depuis des années sans qu'il ne se soit jamais douté que, tout ce temps, il soit à ses côtés. Il s'imagina attraper le bras de son félon de serviteur immédiatement après l'éclair, le forcer à le regarder, exiger des réponses. L'empêcher de fuir à la suite de la lumière.

             Dieux, qu'il haïssait les éclairs.

             Ses derniers mots lui revinrent soudain. Il se rappela l'épée qui avait quitté sa main et convaincu Arthur, quelques minuscules secondes, assourdissantes, éternelles, avant que tout ne s'écroule, que Merlin allait capituler. Il se souvint des larmes dans sa voix, dans ses yeux, sur son visage, l'instant avant le premier éclair.

             Arthur... rien que pour vous.

             À cet instant, il avait su. Su bien avant que le feu ne monte dans ses yeux ou que l'éclair ne gicle. Il avait compris avant de comprendre, vu avoir de voir.

             Dieux, Merlin.

             Il reposa la chemise déchirée au sol et se redressa précautionneusement. Ses genoux tremblaient toujours. Il se sentait fébrile, épuisé, comme s'il venait de courir des kilomètres sans s'arrêter.

             Il se passa une main sur le visage, récolta une mer de sel et renifla bruyamment.

             La fuite faisait aussi mal que la trahison.

             Peut-être même plus, confessa-t-il à la voix dans son cœur qui ne parvenait pas à s'arrêter de crier depuis la révélation. Merlin avait fui, comme un meurtrier, comme un vulgaire criminel, comme s'il n'était qu'un serviteur lambda dont la position avait été compromise. Fui comme si Arthur ne valait pas la confrontation, n'était pas digne de ses explications.

             Fui comme s'il craignait plus son roi que l'abandon.

             Peut-être était-ce le cas, après tout. Peut-être Merlin avait-il plus peur d'Arthur qu'il ne le montrait. Peut-être avait-il pensé que s'il restait, Arthur l'aurait poignardé là, dans la salle du trône, sous les yeux de ses chevaliers et de sa reine. Peut-être s'était-il échappé pour tenter de se protéger.

             L'idée tourmenta Arthur jusqu'à ce qu'il daigne se changer pour de bon et glisser sur ses épaules une chemise intacte. Il ramassa ses braies qui avaient atterri dans son éclat de colère sur une chaise à quelques mètres de là, mais s'immobilisa au milieu de son geste. Ses doigts venaient d'effleurer une petite bosse dans la poche avant. Il tira le parchemin. Le rouvrit par réflexe.

             C'était Merlin. Merlin qui avait appelé Mithian, Annis et Elena à l'aide. Merlin qui avait contrefait le sceau royal pour que sa missive soit traitée avec la plus grande urgence. Merlin qui les avait sauvés. Sauvés avec sa magie.

             Sans lui, réalisa Arthur, sans son intervention aux premiers jours du siège comme sans ses meurtres épouvantables des dernières heures, Camelot serait tombée.

             Il lui devait son royaume. Probablement sa vie.

             Mais Merlin s'était enfui.

    Chapitre 5 - 2

    Chapitre 5 - 2

     

             Une dizaine de minutes et une douzaine de reniflements plus tard, Arthur se força à avaler une cuisse de poulet malgré les protestations de son ventre. Il n'avait rien mangé depuis la veille. Rien depuis la tambouille que son serviteur était parvenu à réaliser sans piocher dans les réserves d'eau du palais.

             Probablement par sorcellerie, pensa-t-il amèrement.

             Qui savait ce que Merlin avait pu faire, sous son nez, durant toutes ces années.

             Qui savait ce qu'il avait pu faire à Arthur.

             La viande pesa désagréablement sur son estomac. Il abandonna l'idée de croquer dans une pomme en sentant la nausée se rapprocher. Hors de question que Merlin le rende malade. Il s'était enfui. Il ne méritait ni ses larmes, ni son temps, ni sa bile.

             Enfin, Arthur se laissa tomber sur son lit. Maudit les couvertures froides, le silence de la chambre, les ténèbres de la pièce.

             Les mots et la voix de son valet le hantèrent des heures durant. Il dévisagea la silhouette du luth qu'il apercevait en grandes ombres brunes près de la fenêtre. Tenta d'oublier sa voix, son sourire. La chaleur de ses mots. Mensonges. Tout n'était que mensonges. Merlin était un sorcier. Merlin lui avait menti. Et Merlin avait fui.

             Si des sanglots brûlants lui échappèrent à nouveau avant que le sommeil ne l'entraîne, eh bien, personne n'en sut jamais rien et personne ne demanda.  

             Alors Arthur rejoignit le monde et sombra dans le silence.

     

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