• Chapitre 2

     

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     Publié le  14/01/2020

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    « Roi Lot, par les dieux, qu'est-ce que cela signifie ?! »

            La voix d'Arthur ricocha contre les murs. Il s'était redressé immédiatement, prêt à faire face à l'autre homme et sa colère inexpliquée. Autour de lui, tous ses chevaliers avaient porté une main à leur ceinture. Prêts à dégainer. Prêt à ceindre Lot et à l'embrocher, là, sur les dalles de la salle du conseil.

            La salle perdit son souffle. La guerre pendait à quelques mots d'eux. Quelques gestes seulement. Le temps de tirer une épée d'un fourreau. Le temps d'un pas en avant. Le temps que Lot perde patience. Le temps qu'Arthur se baisse, empoigne le morceau de métal et Camelot plongerait dans un conflit armé condamné à durer plusieurs mois, plusieurs saisons, peut-être même plusieurs années.

            Un duel serait sans issue, pensa désespérément Merlin. Si Arthur gagnait, tuait Lot, cela serait l'affaire de quelques jours avant que ses hommes ne se rassemblent et ne marchent sur Camelot. Même s'il l'épargnait, il y avait de grandes chances pour que le roi d'Escetir considère son honneur bafoué au combat et déclare la guerre malgré tout. Une seule certitude demeurait : le traité de paix ne résisterait pas.

            Et si au contraire, souffla son esprit pernicieux, Lot gagnait ? Non. Lot ne gagnerait pas. Il était bon à l'épée, combattant renommé, certes, mais il était loin d'être de taille face à Arthur. Et même s'il l'était... Merlin ne laisserait personne, encore moins cet obscur souverain aux allures de rapace, lui prendre son roi. Personne.

            Face à la salle muette, Arthur n'avait toujours pas ramassé le gantelet.

     « Je ne tolèrerai pas l'affront de vous voir exécuter mes serviteurs, sans même me prévenir, sous le simple prétexte qu'ils font leur travail ! beugla-t-il. Ramassez ce gantelet, lâche ! »

            Le visage de Lot avait pris des couleurs rougeâtres inquiétantes. Sur son front, une veine pulsait avec hargne. Il parvenait à être menaçant même échevelé, habillé en hâte et à demi-armé. Le regard d'Arthur passa rapidement de la domestique, restée à genoux à terre, au souverain furibond.

     « Personne n'a tué personne, que je sache, tempéra-t-il bravement.  

     — Oh, bien sûr ! À d'autres, Pendragon ! cracha Lot en retour. Tout le monde sait que vous avez l'exécution facile quand il s'agit de magie ! Mais figurez-vous que Magaidh n'est pas soumise à vos lois idiotes et ne répond qu'à moi, alors si vous avez un souci avec elle, vous serez prié de venir me consulter. La vie de mes serviteurs ne vous appartient pas ! »

           Merlin haussa les sourcils, surpris. S'était-il trompé ? Lot n'était-il pas un de ces souverains incapables d'accorder son attention à toute autre personne qu'un noble ? Y avait-il véritablement un homme attentif derrière la façade du roi strict et exigeant ? Y avait-il un cœur, sous la couronne ?

    « Votre Majesté, il y a méprise, assura Arthur qui avait vite repris contenance face à l'offense et était décidé à retrouver le plein contrôle de la situation, je n'ai aucunement l'intention d'exécuter cette femme. »

           Lot, prêt à surenchérir et se lancer dans une tirade tonitruante, se coupa net. Ouvrit la bouche. La referma. Fronça les sourcils. La veine sur son front pulsa mais ne se dédoubla pas. Autour d'eux, sentant que la tension retombait, les chevaliers écartèrent leur main de leur épée. Éloignèrent leurs doigts des fusées, les reposèrent sur les pommeaux. Arthur profita de l'instant de silence de l'autre roi pour continuer :

    « Camelot ne tue pas les gens simplement parce qu'ils chauffent des briques.

    — Elle les tue pour pratiquer la magie, en revanche, rétorqua Lot.

    — Pas systématiquement, non. »

           La salle s'immobilisa. Merlin se félicita d'avoir reposé l'allume-bougie avant de se glisser derrière le trône. L'objet lui aurait très certainement échappé des mains. Jamais Arthur n'avait aussi nettement statué sur l'usage de la magie. Jamais il n'était passé si près de renier l'héritage d'Uther, de défier son fantôme. Il déglutit difficilement. Sa gorge était sèche. La dernière fois Arthur avait prononcé le mot sorcellerie, il y avait le nom de Morgane sur ses lèvres et un océan de douleur dans ses yeux. Jamais Merlin ne l'avait entendu remettre aussi clairement en question la purge de son père. Jamais il ne l'avait entendu si proche de l'accepter, lui, sans le savoir.

            Et si... ?

     « Camelot condamne les sorciers qui abusent de leur pouvoir et ceux qui menacent l'intégrité du royaume, il est vrai, concéda Arthur, profitant de la stupéfaction de la salle pour contourner le gantelet jeté à terre et s'avancer vers Lot, mais nous n'exécutons pas aveuglément ceux qui pratiquent la magie sous le simple prétexte qu'ils pourraient l'utiliser à des fins belliqueuses.  

     — Uther... commença Lot

     — Assez ! coupa fermement Arthur. Je ne suis pas mon père. »

            Quelques membres du conseil sursautèrent au cri du roi. Lot s'avança. Posa une main sur l'épaule de sa suivante restée silencieuse sur les dalles. Ils échangèrent un regard. L'espace d'un instant, Merlin crut qu'Arthur allait la gracier, oublier sa trahison, l'affront. Pardonner la sorcière, accepter la magie, tourner le regard. Il pensa, quelques instants, entrevoir l'éclat d'un roi ami de la sorcellerie et s'accrocha discrètement à la colonne la plus proche de lui pour empêcher ses genoux de fléchir.

            Soudain, pour la première fois depuis l'arrivée de Lot au château, Merlin vit un semblable en la figure du souverain. Vit l'homme sous le pourpre. Il aurait pu être à la place de Magaidh, réalisa-t-il. Il aurait aimé être Magaidh. Défendu par son roi, malgré son rang, malgré sa magie. Défendu par son roi, même au prix d'un traité de paix, d'une alliance, d'une amitié. Défendu par son roi parce qu'il n'avait commis aucun crime sinon être né. Défendu par un allié. Défendu par un ami.

            Il chassa au loin ces fantasmes idiots. Rien qu'y penser était égoïste. Arthur n'était et ne serait jamais Lot. Arthur ne savait pas. Mais, murmura son esprit et la voix traîtresse qui criait à l'espoir au fond de son cœur, s'il savait ? S'il avait su ? Aurait-il pu accepter Merlin ? L'aurait-il défendu ?

    « Je sais que nous ne partageons pas le même avis ni les mêmes expériences à ce sujet, reprit Arthur, indifférent au tumulte intérieur de son serviteur, mais les lois de Camelot sont claires. L'usage de la magie est interdit, justement pour éviter que certains soient tentés par son pouvoir. Lorsque vous êtes venus, vous avez fait le serment de vous plier à ces lois le temps de votre séjour. Votre servante a choisi de désobéir. Vous conviendrez que je ne peux pas non plus laisser cet acte complètement impuni. »

           Merlin serra les dents et se maudit intérieurement. Qu'avait-il cru ? Que soudain, Arthur allait accepter une sorcière ? Que trente ans de combat contre la magie allaient pouvoir s'effacer simplement parce qu'une suivante avait chauffé une brique ?

           Il n'était qu'un imbécile. Un imbécile qui n'avait jamais pu se résoudre à abandonner l'espoir de voir venir un temps meilleur. Un temps idéal, fantasmé, impossible. Irréalisable.

            Imbécile.  

           Non, conclut-il avec amertume mais résolution. Si la situation avait été inversée, Arthur ne l'aurait ni défendu, ni épargné.

    « Quel est votre jugement ? grogna Lot. »

           Sa mâchoire était toujours crispée, mais son ton n'était plus meurtrier. Il serait prêt à accepter la punition de sa servante s'il la jugeait acceptable et adaptée à son crime.

           Arthur se rassit sur le trône. Posa ses mains sur les accoudoirs de bois, jeta un coup d'œil à Guenièvre, puis fronça les sourcils. Il réfléchissait.

    « Magaidh ici présente devra jurer sous serment ne plus pratiquer la magie dans le royaume, énonça-t-il après quelques secondes de silence, sous peine de bannissement à vie. Jusqu'à la fin de votre séjour, Altesse, elle ne pourra plus circuler librement dans le château et devra être constamment accompagnée d'un de mes serviteurs. »  

           Il soutint le regard de Lot. Les deux rois s'avisèrent en silence. La tension devenait si lourde dans la salle que Merlin sentit l'envie de faire tomber un objet, n'importe quoi, de préférence sa propre tête contre quelque chose de dur qui pourrait lui faire oublier les propos d'Arthur, pour dissiper un instant cette atmosphère pesante, prête à exploser à tout instant.

    « Je consens à votre jugement, déclara enfin Lot. »

           La foule poussa un même soupir soulagé. L'idée de la guerre s'envola à sa suite par les fenêtres. Le pire était évité. Lot se baissa, ramassa son gantelet.

           Et ainsi, sans heurt, sans mort, sans cri, ce fut fini.

           Conseillers et chevaliers furent invités à retourner se coucher. L'affaire classée. Magaidh libérée de ses chaînes et rejointe par une servante de Camelot qui l'aida à se relever. Des murmures naquirent parmi les soldats, bientôt transformés en de franches conversations. Lot et sa servante furent raccompagnés par la garde.  

           Roi et reine se dévisagèrent, discutèrent un instant à mi-voix, puis se retirèrent à leur tour. Sur leurs talons, les chevaliers.

           Un à un, tous sortirent.

           Ne resta bientôt plus que Merlin dans la salle du conseil, seul, le regard perdu sur le trône où s'était tenu Arthur quelques minutes plus tôt, incapable de se remettre de ce qu'il venait de se dérouler sous ses yeux et de la douloureuse conclusion à laquelle était parvenu son cœur.

           Si la situation avait été inversée, Arthur ne l'aurait pas pardonné.

     

    Chapitre 2

     

          Le lendemain, tout Camelot était au courant des évènements de la veille et des propos d'Arthur sur la sorcellerie. Merlin, qui espérait vainement pouvoir se remettre de ses émotions en se noyant dans les lessives et le polissage de l'armure du roi, se retrouva coincé au petit matin entre deux lavandières qui débattaient farouchement de l'interdiction de la magie à Camelot. Il ne put s'empêcher de prêter une oreille à leur conversation et se demanda un instant s'il n'était pas inconsciemment en train de développer une tendance accrue à l’auto-flagellation.

    « Mais imagine, reprit Amice, avec la magie, on pourrait éviter d'avoir à se casser les reins sur ces saloperies !

    — Parce que, quoi, tu vas me faire croire que ça existe, un sort pour faire disparaître les sales taches de gras et de bouse ?

    — Carrément qu'y a ! Ma cousine, d'ailleurs, tu sais celle qui vit sur le continent et qui a survécu à la suette, elle me dit dans ses lettres que sa maîtresse elle lui a appris la magie pour ses tâches !

    — Ses tâches ?

    — Oui !

    — Non mais… Ses taches ou ses tÂÂÂches ?

    — Ses taches et ses tÂÂÂÂches, rit son amie. Elle a des sorts pour frapper le linge, des sorts pour laver les draps, même un sort pour désincruster des taches de sang !

    — C'est des conneries... »

           Merlin camoufla son sourire dans l'eau savonneuse sous ses yeux. Au quotidien, la magie qui lui servait le plus était effectivement celle qui l'aidait à se simplifier la vie ou lui permettait de gagner quelques précieuses heures de sommeil. Il avait même fini par développer ses propres enchantements pour parvenir à récurer correctement les bottes d'Arthur en retour de patrouille.   

    « Je te jure ! Et va pas me dire que si tu le pouvais, tu le ferais pas !

    — Bein je te dis, je le ferai pas ! La magie est interdite, ça pourrait me coûter la tête !

    — Le roi te tuerait pas pour une affaire de chainse sale, Ibb ! Il a bien épargné la suivante de Lot, non ? Et il la connait même pas ! Nous, on était là bien avant sa naissance, bien avant la Purge, on était là quand il était pas plus haut que nos genoux, tu penses vraiment qu'il pourrait nous condamner à mort ? »

           L'intéressée garda le silence. Son amie interpréta son absence de réponse comme une victoire et poussa un petit cri de jubilation qui fut accompagné d'un claquement mouillé puis d'un juron. Cela ressemblait à une robe lâchée dans le bac, ça, se dit Merlin. Quelques secondes plus tard, un bruit d'éclaboussures suivit. Les deux femmes éclatèrent de rire. Merlin releva la tête. Amice venait effectivement de gâcher dix minutes d'essorage.

    « Et toi, Merlin, franchement, si t'avais moyen de te servir d'un sort ou deux, tu le ferais, non ? »

           La question manqua de peu de le faire plonger dans l'eau à son tour. Mais c'était pas possible, ça. Que fallait-il faire pour qu'on cesse de lui demander son avis sur la magie ? Il dévisagea Amice et Ibb. Le sang pulsait fort contre ses tympans. Uther avait fait des dégâts sur son cœur. Dix ans à craindre de voir son secret dévoilé et une bête question amicale le faisait paniquer.

    « Déjà, il faudrait qu'il existe un sort assez puissant pour les chaussettes puantes d'Arthur, donc c'est pas garanti ! plaisanta-t-il. »

           Il avait beau côtoyer Amice et Ibb depuis son arrivée à Camelot et apprécier leur compagnie, les deux femmes ne le connaissaient pas assez pour déceler dans sa voix le frisson de malaise. Elles gloussèrent, mais ne réinterrogèrent plus Merlin, préférant rêvasser sur l'usage qu'elles auraient pu faire de la magie dans leurs tâches les plus ingrates. Quelques minutes plus tard, comme le sujet dérivait à nouveau dangereusement près de lui et de ses occupations en tant que valet du roi, Merlin accéléra son rinçage et disparut hors du lavoir. Tant pis pour les autres chemises d'Arthur, se dit-il. Il reviendrait finir ce soir.  

           À la recherche d'un peu de calme et de tranquillité, il se résolut à entamer le polissage d'une armure complète et descendit aux armureries. À cette heure-là, les chevaliers étaient à l'entraînement et les écuyers à leurs côtés. Personne pour venir le déranger. Personne pour venir lui demander oh Merlin, quel est ton avis sur la magie ? Oh Merlin, que penses-tu du jugement d'Arthur ? Merlin ? Merlin ? Merlin ? Magie, Merlin ? Il s'installa dans un coin, ignora la fraîcheur des souterrains qui mordait déjà le bout de ses doigts et celui de ses manches encore humides, tira une table jusqu'à lui et se mit à l'ouvrage.

           Évidemment, comme sa destinée avait un sens de l'humour fort discutable, il ne fallut que quelques minutes avant que des éclats de voix se fassent entendre dans les escaliers. Il s'interrompit, s'autorisa dix secondes d'apitoiement sur son pauvre sort. Avec un peu de chance, cela serait seulement Tyr ou un page qui avait oublié une épée.

    « Merlin ! s'exclama la voix de Gauvain. »

           Raté. Perceval, Elyan et Léon lui emboitaient le pas. Mais il n'était pas encore la mi-journée ! Arthur avait-il écourté leur entraînement ? Y avait-il eu un blessé ? Une urgence ? Que s'était-il passé ? Il tenta de rattraper sa paranoïa au vol et de la cadenasser dans une cage en acier. S'imagina tourner la clé dans le verrou et la lancer dans les eaux du lac. Il n'avait aucune raison de s'inquiéter. Arthur était en sécurité avec sa reine, entouré de gardes et de chevaliers, en entretien avec Lot. S'il y avait eu un quelconque problème, on serait venu le chercher. Il était après tout, avec George, le serviteur le plus haut gradé du château et le personnel avait pris l'habitude de venir le trouver au moindre pépin. Au quotidien, c'était insupportable et cela lui faisait perdre un temps fou. Mais parfois, lors des attaques mensuelles voire hebdomadaires contre la personne d'Arthur... c'était diablement utile.   

    « J'ai choisi de raccourcir l'entraînement de ce matin, expliqua Léon en surprenant son regard inquiet, on peine à tenir debout avec ce vent et le froid n'aide pas.

    — Mes orteils ressemblent à des myrtilles ! geignit Gauvain qui était tombé sur le banc à côté de Merlin et venait de retirer sa botte. »

           Pour une fois, il n'exagérait presque pas. Son pied avait effectivement pris des teintes inquiétantes.

    « Ton hallux est sacrément violet, nota Merlin, qui tentait déjà de rassembler ses connaissances médicinales en observant son ami.

    — T'es sûr que c'est pas un bleu, ça, plutôt ? demanda Elyan.

    — Non, je te dis que c'est le froid !

    — Mais pourquoi c'est seulement le gros orteil, alors ? s'interposa Léon.

    — Mais c'est ces foutus rats ! »

           Les trois chevaliers, qui s'étaient rassemblés en cercle autour du pied de Gauvain, haussèrent les sourcils. Merlin soupira intérieurement et abandonna pour de bon l'idée d'accomplir quoi que ce soit en rapport avec l'armure d'Arthur. Quitte à ne pas avancer dans ses tâches de la journée, il tenait à avoir le fin mot de cette histoire. Il se tourna vers Gauvain.  

    « Les rats, ça te gèle l'orteil ? résuma-t-il.

    — Mais non ! tempêta l'autre en brandissant sa botte, les RATS ! »

           Il récolta une nouvelle salve de regards éberlués et enfonça son poing dans sa chaussure. À l'extrémité, son index ressortit. Oh, pensa-t-il avec nostalgie. Une chaussure mangée. Trouée par les redoutables incisives des rongeurs. Arthur avait connu ça.

    « Aaaaaah, mais les rats ! fit Merlin.

    — Mais oui, les RATS ! Je leur cours après toutes les nuits à ces sales bêtes, et pas moyen de mettre la main dessus ! Donc non seulement ils chient dans mes chaussettes, mais en plus maintenant ils bouffent mes bottes ! 

    — Ah mais c'était pour ça, l'odeur ? »

           La remarque d'Elyan fit caqueter le groupe.

    « Il n'avait pas ce problème de rats l'été dernier, rappela innocemment Léon.

    — Peut être que ses pieds produisent naturellement des crottes de rats, soumit Elyan.

    — Et peut-être que c'est pour cela que ses appartements les attirent ! ajouta le sénéchal.

    — Peut-être qu'en fait c'est Gauvain, le rat, déclara Perceval d'un ton grave. »

           Tous se tournèrent vers lui et éclatèrent de rire. La botte de Gauvain vola jusqu'à son nez mais l'autre homme l'esquiva sans difficulté. Il y eut quelques applaudissements, des sifflements. L'autre botte fut lancée. Les quatre chevaliers s'engagèrent dans les chamailleries et Merlin, esquivant habilement un gambison d'un mouvement de tête, sauva ses produits de cirage d'une main et tenta de revenir à l'armure face à lui de l'autre, incapable toutefois de retenir un sourire.  

           Il comprenait sans mal pourquoi Arthur était prêt à donner sa vie pour ses hommes. Chacun d'entre eux s'était prouvé aussi digne allié qu'ami. Bien au contraire des chevaliers d'Uther, visages sans noms, efficaces serviteurs mais bien piètres conseillers, qui à l'époque de l'ancien souverain n'accordaient un regard à Merlin que lorsqu'il s'agissait de lui demander de nettoyer du crottin ou de transporter des malles de deux fois sa taille, les chevaliers de la Table Ronde s'étaient tous battus à ses côtés pour défendre le royaume, reprendre la citadelle à Morgane, couronner Arthur. Avec les années, tous avaient compris que s'il n'était en apparence qu'un simple valet, il avait en réalité l'oreille et la confiance du roi. Petit à petit, un par un, Merlin avait gagné leur respect, leur affection et, bien souvent, leur amitié.

           Gauvain en était l'exemple parfait. Oh, il était peut-être bien le pire de tous, turbulent, bavard, indiscipliné, toujours prompt à se donner en spectacle ou rythmer les soirées de la taverne, mais Merlin pouvait avouer sans crainte qu'il était son ami le plus proche depuis la mort de Lancelot. Il avait traversé le pays avec lui, combattu vouivres et bandits, survécu aux punaises de lit des tavernes miteuses, ri et voyagé à ses côtés. Plus qu'un camarade, plus qu'un allié, le chevalier avait sa confiance et sa loyauté. Merlin savait que Gauvain serait là s'il avait un jour besoin de lui pour une mission folle ou dangereuse, savait qu'il abandonnerait sans hésiter son masque de chevalier pour reprendre celui de voyageur intrépide.

           Souvent, Merlin avait considéré l'idée de lui confier son secret. Il savait que la magie ne l'effrayait pas, que l'autre homme avait vécu de longues années dans des royaumes qui l'acceptaient et se souvenait de sa réaction face à Grettir et ses déclarations sibyllines. Mais... Une fois de plus, les mots n'avaient jamais voulu sortir. Même aidés par l'alcool, le sommeil, la fatigue, ou la joie d'une longue soirée à danser et jouer aux dés. Merlin n'avait jamais pu se confier. Quelque chose coinçait. Quelque chose au fond de lui criait d'enfouir sa magie au loin, de la laisser enterrée dans la clandestinité, plutôt que de risquer de mettre en péril cette amitié qu'il chérissait bien plus qu'il ne voulait l'avouer.

           Gauvain était le seul chevalier dont la loyauté aurait pu été divisée si Merlin avait été exposé. Il aimait imaginer, égoïstement, lorsqu'il se tournait dans sa paillasse, incapable de trouver le sommeil et que la fatigue grignotait son esprit, que si Arthur découvrait un jour sa magie et demandait à ce que l'on orne les murs de la ville avec sa tête, Gauvain s'interposerait, serait loyal à son ami avant d'être loyal à son roi. La pensée l'avait parfois poursuivi en journée et le terrifiait autant qu'elle le touchait. Devenir un membre de la Table Ronde était probablement la meilleure chose qui soit arrivée à l'homme. Qui était-il, pour risquer tout gâcher ? Qui était-il, pour demander un choix ? Qui était-il, pour imposer son secret ?

           Alors, comme toujours, Merlin se taisait.

           Avec les autres chevaliers, c'était différent. Ils étaient les amis d'Arthur avant d'être les siens. Loyaux à leur souverain avant toute chose, et même s'ils ne traitaient plus Merlin comme un simple serviteur depuis longtemps, l'amitié née entre eux était fragile. Capable d'être remise en question, effacée, broyée par le moindre sortilège d'une Lamie, se rappela-t-il douloureusement. Il chassa le souvenir. Les jours qui avaient suivi leur rencontre avec la créature avaient été douloureux à vivre. Seul Gauvain était venu le trouver, penaud, pour s'excuser à demi-mot de son attitude. Les trois autres... avaient essayé, à leur manière, de lui faire comprendre qu'ils regrettaient les coups et les insultes. Mais le souvenir restait. Les bleus aussi.

           Merlin avait retenu la leçon. Camarades, mais pas amis.   

           C'était son lien avec Gwen qui l'avait rapproché d'Elyan. Il n'avait pas fallu bien longtemps au frère de son amie pour comprendre qu'elle portait Merlin en très haute estime et qu'il aurait mis sa vie en jeu pour la protéger. Lorsqu'elle lui avait expliqué qu'après son bannissement, Merlin lui avait assuré un foyer et un travail auprès de sa mère à Ealdor, Elyan était venu le trouver pour le remercier à mi-voix, un soir, une dague qu'il venait de forger délicatement emballée dans un cuir. La lame, simple, fine et beaucoup trop belle pour convenir à quelqu'un du rang de Merlin, était devenue son arme du quotidien et ne le quittait plus, sagement dissimulée dans sa botte gauche.  

           Perceval était avant tout l'ami de Lancelot. Par réverbération, Merlin lui vouait une confiance sereine, voyait en lui le fantôme de son ami, l'écho de sa loyauté pour Arthur et son courage. Perceval parlait peu. Observait beaucoup, souriait souvent, participait aux brimades des soldats et aux chamailleries guerrières, mais jamais bien longtemps. Il faisait partie de ces rares chevaliers qui favorisaient le silence aux bavardages, la réflexion à l'action et dont les yeux parlaient bien plus que les mots. Parfois, Merlin soupçonnait Perceval d'en savoir bien plus sur le monde qu'il ne le laissait paraître.  

           Parmi les chevaliers de la Table Ronde et le cercle clos des proches d’Arthur, il n'y avait plus que Léon qui était à l'origine un chevalier d'Uther. Brave Léon, Léon imbattable et invaincu, Léon éternel, qui avait survécu à tous les sortilèges, à l'armée immortelle, à l'attaque du dragon, aux complots d'Agravain et aux manigances de Morgane. Léon qu'Arthur avait fait sénéchal quelques mois avant son couronnement et menait depuis lors l'armée d'une main de fer. Merlin l'avait vu se jeter corps et âme dans la gueule du danger pour défendre son prince puis son roi. Il l'avait vu rendre chacun des coups qui lui avaient été porté. S'il offrait à tous un modèle de droiture et de noblesse de cœur, Léon était aussi le chevalier que Merlin craignait le plus. Si son secret venait un jour à être dévoilé, l'homme se retournerait contre lui, il en était persuadé. Il avait été aux premières loges à chaque fois qu'un sorcier était venu clamer vengeance auprès d'Uther ou d'Arthur. Léon avait enterré des frères d'arme, des centaines d'hommes et de femmes victimes de la sorcellerie. Merlin savait que l'amertume de l'expérience et la peur du survivant l'avaient probablement rendu à jamais hermétique à la magie.

           Et Arthur écoutait Léon avec une confiance presque religieuse.

    « Encore avec une armure de la princesse ? »

           Il sortit de ses rêveries et dévisagea Gauvain. Au loin dans l'armurerie, des bruits d'épées et de boucliers en train d'être rangés résonnaient. Elyan, Léon et Perceval s'étaient éloignés. Seul Gauvain était resté, assis sur le banc à ses côtés.

    « Comme tu vois. »

           Ils se sourirent. Les doigts de Merlin reprirent leur danse habituelle contre la spallière. Gauvain le regarda travailler quelques instants.

    « Comment tu vas, Merlin ? »

           Le dénommé s'arrêta. Releva les yeux et avisa l'autre homme, en chaussettes sur les dalles froides de l'armurerie, son pied gauche resté nu coincé au chaud sous sa cuisse.

    « Comment je vais ? »

           La question le surprenait. Il y avait une ride d'inquiétude sur le front de son ami.

    « Tu as l'air fatigué depuis quelques temps, explicita le chevalier. Percy et Elyan disent que c'est parce que tu as deux fois plus de choses à faire depuis qu'Arthur est devenu roi, mais... Je sais pas, j'ai l'impression qu'il y a autre chose. »

           Merlin déglutit. Depuis quand Gauvain était-il si perspicace ? Ou bien était-ce lui qui s'était laissé aller ? Avait, sans le savoir, baissé sa garde ? Il jeta un regard en biais aux autres chevaliers qui discutaient toujours à quelques mètres d'eux. L'entendraient-ils s'il murmurait ? Pouvait-il parler librement ? Étaient-ils assez loin ? Évidemment, son ami intercepta son geste et se redressa immédiatement. Il se pencha, posa une main sur sa cuisse.

    « Il y a donc bien quelque chose ! Qu'est-ce qu'il se passe ? »

           Merlin ouvrit la bouche. Les mots se coincèrent dans sa gorge. Il avait confiance en Gauvain, pourtant. Il avait envie de lui avouer, de lui dire, de tout lui révéler. De le regarder droit dans les yeux et tout laisser sortir.

           Il a des tonnes de choses, Gauvain. Des tonnes. Je suis un meurtrier. Un assassin. Je suis un menteur. J'ai tué Agravain. Je suis un sorcier. Un magicien. Je suis épuisé, Gauvain, épuisé, terrifié, et voir Arthur répudier la magie hier soir m'a fait plus de mal que je ne l'aurais pensé. Pourtant, je l'ai entendu la condamner des centaines de fois, je l'ai vu tenir des propos bien plus violents, mais... Magaidh n'était pas méchante et Arthur l'a quand même punie. Peut-être que c'est pour ça, Gauvain, que ça me fait si mal, parce que... qu'importe le nombre de fois où j'ai vu Arthur punir la magie noire, je ne l'avais jamais vu condamner la magie blanche, la magie bénigne, enfantine. Je me noyais dans l'espoir et maintenant je me noie dans la résignation.

           Je voudrais qu'il sache, Gauvain, je voudrais qu'il sache mais s'il savait, je le perdrais.

           Je ne sais pas quoi faire, Gauvain.

           Je vais devenir fou dans le secret.

           Aide-moi, Gauvain.

           Merlin rouvrit la bouche, tenta une seconde fois.

           Rien ne vint.

    « Merlin ? insista-t-il. Est-ce que c'est par rapport à ce qu'il s'est passé hier soir ? T'avais l'air sacrément blanc pendant le jugement. »

           Bon sang, maudits soient Gauvain et sa soudaine attention à sa personne. Il n'était plus assez prudent.

    « Je... C'est jamais très agréable d'assister à ce genre de choses, balaya-t-il enfin. Et non, ça n'a rien à voir, je suis juste un peu fatigué. Avec Lot à la cour, Arthur est anxieux et tu sais comment il est quand il s'inquiète... J'aurais juste besoin de pouvoir dormir huit heures d'affilée et arrêter de courir dans tous les sens quelques jours. »

           Il tenta un petit rire. Gauvain le scruta quelques instants, incertain.

    « Je vais bien, je t'assure, mentit-il une fois de plus. Enfin, j'irais mieux si j'avais pas cette foutue armure à polir avant demain matin !

    — Tu veux que je dise à la princesse de te lâcher la grappe quelques temps ? »

           Merlin se détendit immédiatement. Le ton enjoué et chamailleur était de retour. Gauvain lâchait l'affaire.

    « Oh la, non, surtout pas, il risquerait de se vexer et de se venger sur moi !

    — Qu'il essaie. Je viendrai te défendre !

    — Je ne suis pas une demoiselle en détresse...

    — Je croyais que la chevalerie c'était aussi sauver les petites gens des seigneurs tyranniques ?

    — Je suis pas petit ! Et Arthur n'est pas tyrannique. Il est juste...

    — Une délicate petite princesse ? Je suis bien d'accord !

    — S'il t'entendait...

    — S'il m'entendait, ce serait quand même toi qui prendrais un coup sur le crâne, soyons honnêtes. Il n’osera pas essayer de me frapper, donc tu ramasseras quelque chose dans la figure quoi que je dise. Conclusion : tu seras toujours ma pauvre petite victime sans défense et tu as besoin de moi pour voler à ton secours.

    — Voler à… ! Et avec quoi tu comptes voler à mon secours, ô preux seigneur Gauvain, tes bottes trouées ? »

           Merlin gloussa malgré lui devant la mine excessivement outrée de son ami et éclata franchement de rire lorsque Gauvain fit mine de partir bouder mais s'emmêla les pieds dans les affaires qu'il avait laissé traîner à terre.

    « Eh... J'ai peut-être une idée pour ton problème de rats. »

           Gauvain en oublia immédiatement qu'il était en train de rouspéter.

     

    Chapitre 2

     

           Merlin n'eut hélas pas l'occasion d'accomplir plus de tâches dans le restant de la journée. Il passa une bonne partie de la matinée puis de l'après-midi avec Gauvain à courir après la portée de chatons qui sévissait dans les écuries depuis deux mois et semait terreur et chaos dans son sillage. Tyr, palefrenier du roi et première victime de l'existence des petits monstres, ne parvenait pas à les chasser. Quelques jours plus tôt, il était même venu trouver Merlin, désespéré. Les boules de poils s'étaient attachées à Llamrei et la jument d'Arthur ne laissait plus personne approcher de la portée. Touché malgré lui, Tyr avait laissé l'étrange amitié se nouer... jusqu'à ce que l'une d'entre elles, un petit mâle complètement roux, ne tombe du haut du parvis où il s'était hissé pour tenter de déloger la famille de mésanges qui nichait dans le renfoncement du toit.

           Le chaton blessé, Llamrei était devenue ingérable et Tyr, en tirant la boule de poils de la stalle royale, s'était pris un coup de sabot dans le flanc qui l'avait projeté contre la pierre aiguisée du mur. Lorsqu'il s'était rendu chez Gaius, le visage en sang, l'air penaud et le petit chat serré contre son torse, il avait avoué à contre cœur qu'il allait devoir chasser les félins si Llamrei ne se calmait pas. Gaius avait soigné le palefrenier puis l'animal, marmonnant dans ses robes qu'il n'aurait jamais dû laisser les chats s'installer dans les écuries en premier lieu. Merlin derrière eux s'était pour une fois abstenu de commentaire mais n'avait pas oublié la discussion des deux hommes.  

           Lorsqu'il vint trouver Tyr en fin de matinée et lui proposa de confier les chatons à Gauvain, le palefrenier se jeta sur eux et les serra dans ses bras. Réalisant son geste, il rougit furieusement, leur confia un panier en osier de la taille d'une marmite dans lequel le minuscule chaton roux miaulait, soigné, noyé sous une couverture, leur ouvrit les écuries puis détala sans demander son reste.

           Il fallut plus de deux heures aux deux amis pour trouver les trois félins restants et Gauvain manqua à deux reprises de se faire éborgner par un coup de sabot bien placé. Llamrei, semblait-il, ne tolérait que Merlin près des chatons.

    « C'est parce qu'elle me connait, répéta-t-il pour la vingtième fois au chevalier qui attendait, vexé, à l'autre bout des écuries.

    — Elle me connait aussi, mais y'a qu'Arthur et toi qu'elle aime, maugréa-t-il. »

           Merlin l'ignora et plongea sous les sabots de la jument, saisissant au vol une petite fusée grise qui tentait de se faire la malle entre ses jambes.

    « Stop, je t'ai eu ! s'écria-t-il, victorieux. »

           Le chaton jeta un regard trahi à Merlin. Llamrei souffla mais ne protesta pas, même lorsque le petit monstre gris se mis à miauler à la mort et à gigoter en tous sens entre ses doigts. Merlin jeta un regard à Gauvain, à quelques mètres de lui, qui avait plongé sa main dans le panier en osier d'où s'échappaient à présent des ronronnements bienheureux. Le chevalier ne le surveillait pas.   

    « Chhht, murmura-t-il en laissant discrètement sa magie caresser la fourrure grise, on va pas te faire de mal. »

           Le chaton ouvrit de grands yeux bleus et cessa de se débattre. Merlin sourit. Ses pouvoirs avaient toujours eu cet effet sur les animaux. Même lorsqu'il ne faisait rien, il lui arrivait d'attirer toute sorte de bestioles. Et Arthur s'étonnait de le voir haïr la chasse... Il était quand même sacrément injuste, selon lui, que le roi profite de l'affection de la faune pour son valet. Alors... Merlin trichait. De temps en temps. Lançait des sorts de dissuasion. Prévenait. Discrètement. Faiblement. Jamais assez pour risquer de rentrer complètement bredouille d'une chasse lorsque le royaume avait besoin de viande, évidemment, mais suffisamment pour éloigner les juvéniles des sentiers ou éviter de se retrouver nez à nez avec une tribu de sangliers.   

           Il se retrouva soudain bousculé par le flanc imposant de Llamrei et manqua de peu d'atterrir dans un crottin. La jument lui jeta un regard dédaigneux puis retourna à son foin, l'air de rien.

    Sérieusement ? Une crise de jalousie, à présent ?

    « Non mais c'est pas possible, ça... »

           Il roula des yeux mais posa tout de même sa main sur son encolure et laissa sa magie effleurer la robe sombre et douce sous ses doigts. Llamrei hennit de contentement. Sa queue fouetta les avant-bras de Merlin et arracha au chaton resté dans son autre main un miaulement surpris.

    « T'es pire qu'Arthur quand tu t'y mets, s'amusa-t-il en caressant sa crinière.

    — Tu penses que je devrais le renommer Llamrei ? rit Gauvain, surprenant Merlin qui avait presque oublié son ami.

    — C'est surtout elle qu'il faudrait renommer princesse ! gloussa-t-il en le rejoignant. »

           Miraculeusement, le chaton gris ne protesta pas lorsqu'il le glissa dans le panier aux côtés de ses frères et sœurs. Les deux hommes avisèrent leur butin. Un panier de chatons. Cette journée ne cessait de le surprendre.

    « T'es sûr que c'est une bonne idée, de relâcher ces petits monstres dans le château ? demanda le chevalier. Il serait peut-être plus sage de prendre des belettes et de les laisser faire leur travail quelques heures...

    — Tu voulais te débarrasser de tes rats, non ? Et franchement, pour quelqu'un qui est censé être inquiet, ça aiderait beaucoup à ta crédibilité si t'étais pas en train de les câliner. »

           Gauvain retira sa main du panier. Le ronronnement ne cessa pas pour autant.

    « Bon, comment je les nourris ? »

           Merlin sourit.

     

    Chapitre 2

     

           Lorsqu'il rejoignit enfin les appartements d'Arthur, la nuit allait bientôt tomber, il n'avait bien évidemment pas eu le temps de se changer et sentait fort le cheval, le lait et la graisse à cirer.

    « Qu'est-ce que t'es allé fabriquer dans les écuries ? s'enquit immédiatement le roi en fronçant le nez. T'étais pas censé préparer mes affaires ? 

    — C'est la faute des rats de Gauvain.

    — Des rats de Gauvain ?

    — Parfaitement. »

           Arthur leva les yeux au ciel, l'air atterré par l'incompétence et la stupidité de son valet, mais n'insista pas et retourna aux parchemins étalés sous ses yeux. Il avait appris avec les années à laisser filer bon nombre de choses. Si cela était parfois diablement utile à Merlin qui parvenait à se tirer indemne de situations apparemment inexplicables, de temps en temps, la voix en lui qui criait à l'espoir regrettait qu'Arthur ne le questionne pas plus. Si Arthur avait demandé, se disait-il, peut-être un jour Merlin aurait répondu. Mais il ne demandait pas. Ne demandait plus. Alors pourquoi parler ?  

           Il risqua un regard par-dessus l'épaule du roi en débarrassant les reliefs de son repas. Les parchemins avaient tout l'air d'être des rapports de patrouille. En si grand nombre, c'était étonnant. Il y avait presque de quoi relier un codex sur la table de bois. Et Arthur n'avait pas pour habitude de souper avec ce genre de paperasse... Étrange.

    « Encore des bandits à Nemeton ? questionna-t-il prudemment. 

    — Mh, opina distraitement Arthur. Et d'autres dans la forêt de Balor. La patrouille a encore perdu un homme avant-hier et deux soldats sont grièvement blessés. »

           Merlin garda le silence, se remit machinalement à ses tâches. Depuis quelques semaines, ces incidents se multipliaient. Il soupçonnait les contrebandiers et autres bandes armées de profiter du règne d'Arthur pour tenter d'asseoir leur monopole des terres par la force et la violence, comptant probablement sur l'oisiveté et l'indifférence du pouvoir royal. Résultat, ce dernier était obligé de sacrifier des chevaliers pour patrouiller sur le territoire plutôt que de garder ses meilleurs hommes à ses côtés.

    « J'ai un mauvais pressentiment, confia soudain Arthur. »

           Il se tourna vers son valet, attrapa son regard. Merlin s'interrompit, une chemise dans les bras.

    « Il y a quelque chose qui cloche, là-dedans, reprit-il en désignant les papiers étalés sous ses yeux d'un geste de menton, son index et son majeur massant douloureusement son front, comme si ses doigts pouvaient tirer hors de son crâne la migraine qui s'y était probablement logée. Pourquoi toutes ces attaques de bandits à Nemeton, et pourquoi maintenant à Balor ? Je suis roi depuis plus d'un an, s'ils avaient de véritables revendications elles auraient fini par me parvenir, directement ou par les espions... »

           Merlin posa la chemise sur une malle et se rapprocha. Regarda de plus près les documents étalés pêle-mêle, en saisit quelques-uns et les parcourut. Les rapports étaient effectivement unanimes depuis quelques semaines ; il y avait du mouvement au sud-est du territoire. Pour lui, cela n'était rien d'inquiétant. Mais il avait confiance en l'instinct d'Arthur. Lorsqu'il s'agissait de problèmes d'État, il avait toujours eu une intuition remarquable.

    « Qu'est-ce que vous craignez ? Qu'ils se regroupent et s'allient contre Camelot ?

    — Non, balaya-t-il immédiatement. Enfin... je ne sais pas, rectifia-t-il. Je ne pense pas qu'ils soient du genre à se fédérer pour nous attaquer. Mais il y a quelque chose qui me perturbe là-dedans et je n'arrive pas à savoir quoi. »

           Il s'enfonça rageusement dans son siège. Les doigts de sa main gauche trituraient nerveusement la chevalière à son index. Il la porta à ses lèvres. Continua de jouer distraitement avec le métal. Merlin avait souvent observé ce petit manège et soupçonnait la bague, autrefois celle d'Ygraine, d'être à la fois souvenir de sa mère et douloureux rappel de la nécessité pour un dirigeant d'être toujours juste et bon.

    « Je vais encore devoir envoyer des hommes si je veux avoir une chance de comprendre ce qu'il se passe, marmonna-t-il. »

           Des hommes, comprit Merlin, qui risquaient à leur tour de ne pas revenir.

     « Et si vous écriviez à Mithian ? »

           Arthur releva la tête. Haussa un sourcil.

    « Son Altesse la Reine Mithian, pardon, corrigea-t-il.

    — Pour une fois, ce n'étaient pas tes manières désastreuses qui me choquaient. Tu veux bien développer, Merlin ? Mithian ?

    — Nemeton et Balor sont deux régions frontalières de Camelot et Nemeth. Si les bandits sont chez nous, ils sont probablement de l'autre côté. Enfin sauf si maintenant les bandits respectent les frontières, mais ça semble quand même fort peu probable puisque que ce sont des bandits, justement, et que par définition un bandit ça respecte pas les lois, donc l'idée qu'un bandit saute la frontière me paraît pas irrecevable, même si bien évidement il saute pas vraiment la frontière, on peut pas sauter une frontière vu qu'on la voit pas, enfin sauf s'il y a un arbre tombé à cet endroit-là ou un ruisseau, là, effectivement, faudrait sauter, mais...

    — Merlin...

    — Ce que je veux dire, enchaîna son valet, c'est qu'il est possible que les patrouilles de Mithian aient d'autres informations, que vous pourriez gagner à croiser vos rapports avec les siens. C'est votre alliée, non ? Vous lui faites confiance ? »

    Arthur le dévisagea de longs instants, d'un regard que Merlin ne parvint pas tout à fait à identifier. Il lui semblait qu'il y avait autant d'admiration, d'étonnement que d'exaspération dans les yeux bleus du roi.

    « Ce n'est pas tant une question de lui faire confiance... grommela-t-il.

    — Mais ? insista Merlin.

    — Mais je ne sais pas si c'est une très bonne idée que Nemeth sache Camelot affaiblie en patrouilles au sud-est, avoua-t-il enfin. »

           Merlin leva les yeux au ciel. C'était le fantôme d'Uther qu'il entendait à travers Arthur. Les enseignements isolationnistes et paranoïaques du père qui habitaient encore le fils.

    « Quel intérêt Mithian aurait-elle à envahir Camelot ? lâcha-t-il avant de pouvoir se demander si c'était une bonne idée de répondre aussi rapidement. Vous êtes alliés. Vous avez même failli l'épouser !

    — Justement, andouille, elle pourrait avoir gardé de la rancune ! Fomenter sa vengeance !

    — C'est vous l'andouille, répliqua-t-il mécaniquement. Et pourquoi diable chercherait-elle à se venger ? Contrairement à bien des rustres seigneuriaux, vous avez eu le courage d'être honnête avec elle et la compensation que vous lui avez offerte me semble plus qu'extrêmement généreuse ! Il n'y a aucun tort à profiter de vos alliés. Si la situation était inversée, accepteriez-vous de lui communiquer une partie de vos informations ? »

           Arthur garda le silence, mais Merlin lut sur son visage le « bien évidemment » qui traversa son esprit et lui adressa un haussement de sourcils entendu qui, ils le savaient tous deux, signifiait clairement « vous voyez, j'ai raison ». Le roi ronchonna, détourna les yeux. Merlin fit mine de n'avoir jamais cessé de plier le linge.

    « Je vais réfléchir, concéda-t-il quelques minutes de silence contemplatif plus tard. De toute façon, avec Lot et sa cour au château, je ne peux pas vraiment me consacrer à autre chose. »

           Merlin rata le pli qu'il tentait de marquer sur une paire de braies. Courir après des chatons tout l'après-midi avait réussi à le distraire et lui faire oublier les évènements de la veille. Le jugement. La vieille femme. La sorcière. Arthur et la magie. Il serra les dents. Recommença son pli. Pria de toutes ses forces pour que son ami se taise et retourne à ses papiers.

           L'univers lui accorda dix minutes de répit avant qu'Arthur n'abandonne tout simulacre de travail et se tourne vers lui.

    « Est-ce que tu crois que j'ai été trop laxiste avec la servante de Lot ? »

           Il allait finir par vraiment faire des recherches et enchanter la cour pour qu'on arrête de l'inclure dans les discussions sur la magie. Arthur, au moins, avait eu le mérite d'être direct.

    « C'est ce que dit le conseil ? rétorqua Merlin, surpris de trouver sa voix stable. 

    — Certains, oui. »

           Les anciens conseillers d'Uther, probablement.

    « Mais certains, non, reprit Arthur. Certains... Certains pensent même que sa sentence aurait pu être encore plus légère. »

           Merlin releva la tête. Il y avait parmi les conseillers du roi, parmi la cour, des gens qui ne condamnaient pas la sorcellerie ? Qui étaient-ils ? Qu'avaient-ils dit à Arthur ?

    « Elle me hante, cette affaire, depuis hier. Elle chauffait des briques, Merlin. Des briques. Qui sait pour quoi d'autre elle s'est servie de sa magie tout le temps qu'elle a passé à Camelot. Laver des vitres ? Des vêtements ? Prendre le contrôle de l'esprit de Lot ? Pourquoi accepte-elle de rester une banale domestique si elle a le pouvoir de renverser des royaumes d’un claquement de doigts ? »

           Merlin pinça les lèvres. Cela ne fonctionnait pas ainsi. De ce qu'il avait senti en la bousculant par mégarde la veille en remontant dans les quartiers de Gaius, la servante de Lot était tout juste assez puissante pour allumer un feu. Alors renverser des royaumes... Mais Arthur ignorait tout de la magie. Il ne connaissait que ses affres, son visage de violence et de manipulation. Il n'avait pas grandi dans sa chaleur, baigné dans ses prodiges et ses miracles, n'avait jamais vu quiconque s'en servir simplement parce qu'elle était un outil utile, pratique, à la disposition de ceux qui se consacraient à son étude et sa maîtrise. Ou bien, susurra son esprit, à la disposition de ceux qui naissaient bénis par ses mains.

    « Depuis hier, je me demande ce que j'aurais fait si cela avait été une de mes servantes. Amice, Ibb, Rose, Margaret... même Dirce !

    — Ça expliquerait pourquoi ses chaussons ont vraiment le goût de chaussette, plaisanta Merlin en forçant un sourire à grimper sur ses lèvres. »

           Arthur ignora ses tentatives de changement de sujet et reprit ;

    « Peut-être que l'une d'entre elle utilise déjà la sorcellerie pour ses tâches et que je n'en sais rien ! fit-il, scandalisé. Et s'il y avait des serviteurs ici, à Camelot, qui se servaient de la magie pour chauffer des briques ? »

           La chemise glissa de la table. Merlin la regarda couler contre le bois et atterrir en une flaque rouge sur le plancher.

    « Je sais que mon père était parfois extrême dans sa traque, continua Arthur, le regard fixé quelque part entre le bord de la table face à lui et le dossier de la chaise, qu'il n'a pas toujours eu raison de poursuivre ses pratiquants, encore moins de les massacrer systématiquement, mais je n'arrive pas... Je n'arrive pas à concevoir pourquoi certains se tournent vers quelque chose d'aussi dangereux, qui corrompt autant, pour des choses aussi futiles que chauffer des briques. »   

           Merlin se pencha, ramassa la chemise. La garda en main pour cacher le tremblement de ses doigts. Le silence s'étira. Allait-il être obligé de parler ? Il ne voulait pas parler. Il ne voulait pas risquer que sa voix trahisse la terreur qui l'habitait.

    « Je ne veux pas risquer... Je ne veux pas que la magie me vole quelqu'un d'autre, avoua Arthur dans un souffle. »

           Cette fois-ci, Merlin releva la tête, attrapa le regard bleu. Vulnérable. Exposé. Beaucoup trop sincère pour le menteur à qui il s'adressait.

           Dieux, il était un si piètre ami.  

    « Arthur... murmura-t-il.  

    — Non, je sais ce que tu vas dire, s'interposa le roi en couvrant ses yeux de sa paume, Morgane est responsable de sa propre perte. Mais je ne peux m'empêcher de me demander si l'attitude de Père n'a pas accéléré sa ruine, si elle ne l'a pas poussée encore plus rapidement dans les bras de la sorcellerie... Ou si, au contraire, c'est la sorcellerie qui a agrippé sa peur et sa colère pour la corrompre et en faire un être de fureur méconnaissable, capable de détourner même le plus vertueux des hommes et le pousser à trahir son neveu. Je n'en sais rien. Et je n'aurais probablement jamais de réponse. La seule chose que je sais, c'est que la sorcellerie m'a pris toute ma famille. Ma mère, ma sœur, mon oncle...

    — Arthur, répéta Merlin. »

           Il ne pouvait pas laisser son roi s'enfoncer dans le doute, la rancœur et les regrets.

    « Morgane n'est pas votre faute, affirma-t-il fermement. Morgause l'a endoctrinée, poussée contre Uther. À son tour, Morgane a convaincu Agravain de suivre sa prétendue revanche. Ce n'est pas votre faute.

    — Si j'avais été là, s'interposa Arthur, si j'avais su, j'avais compris...

    — Qu'auriez-vous fait ? Désobéi à votre père, risqué votre statut d'héritier, déclenché une guerre ? Cédé la couronne à votre sœur ? Laissé Camelot tomber aux mains d'Agravain ? »

           Le roi ouvrit la bouche. La referma.

    « J'aurais aimé qu'elle me laisse la possibilité de l'aider, murmura-t-il enfin. »

           Soudain, Merlin revit Arthur à genoux dans le sanctuaire druidique, le visage baigné de larmes, implorant le pardon d'un enfant mort pour une magie qu'il n'avait pas choisie. Il revit son roi promettre à un fantôme d'honorer son peuple, de cesser les massacres, de respecter ses croyances. Arthur avait tenu parole. Ignoré les patrouilles revenues de la forêt d'Ascetir qui lui avaient annoncé que des traces de campements avaient été découvertes. Laissé les druides vivre en paix sans chercher à les poursuivre pour leur proximité avec la magie. Il avait détourné le regard. Mais il n'avait jamais statué sur les droits du peuple nomade pour autant, n'avait jamais déclaré publiquement cesser les poursuites et les bûchers. Partout où la magie était concernée, les fantômes habitaient Arthur, et son silence faisait loi.   

    « Morgane n'est pas votre faute, répéta-t-il. »

           Elle était entièrement la sienne. C'était lui, le responsable de la ruine de la jeune femme, lui qui avait failli à son amie, lui qui aurait dû la soutenir, l'épauler. Lui qui avait échoué, serré le poing au lieu de tendre la main. Lui qui l'avait laissée s'enfoncer dans les ténèbres.

           Lui, pas Arthur.

           Merlin inspira profondément. Força les mots à se dégager de sa gorge serrée. Il lui fallait impérativement reprendre le contrôle de la conversation. Si le roi insistait encore, le peu de contrôle que Merlin avait encore sur ses émotions allait céder, les larmes allaient déborder et jamais, jamais Arthur ne le laisserait s'en tirer sans explications. Et Merlin, épuisé par le jugement de Magaidh, par sa propre couardise, était à court d'excuses.  

    « Non, je ne pense pas que vous ayez été trop laxiste avec la servante de Lot. Je pense que vous avez été juste.

    — Tu ne penses pas que le peuple se souviendra de cette indulgence ? Que c'était une erreur stratégique, une faiblesse ? répliqua immédiatement le roi.

    — Je pense... Je pense que l'on se souviendra de votre bonté. Je pense que l'on se souviendra que vous êtes là pour protéger et écouter vos sujets et non pour les exécuter. »

           Il le dévisagea, hésitant. Merlin parvint à faire grimper un sourire sur ses lèvres.

    « La bonté engendre la bonté, assura-t-il. Ne regrettez jamais d'avoir été bon et juste, Arthur. »

           Le regard bleu s'adoucit. Le fantôme d'un sourire s'esquissa sur les lèvres du roi. Merlin termina de plier la chemise.  

    « Ce sera tout, Sire ? »

           Arthur opina de la tête. Se réinstalla dans son fauteuil.

    « Ce sera tout. »

           Merlin se retourna.

    « Et Merlin ? Va prendre un bain. »

           La ride d'inquiétude avait disparu du front du roi. Merlin sortit, incapable de maintenir son sourire plus longtemps et persuadé, malgré tout, de fuir une nouvelle fois.

     

    Chapitre 2

     

           Lot et sa cour quittèrent le château le surlendemain. Le souverain partit en serrant la main d'Arthur, le regard solennel et l'air satisfait. Merlin, posté à la gauche de son roi, suivit des yeux la silhouette de Magaidh jusqu'à ce que son cheval disparaisse derrière les remparts. Quelques années plus tôt, la vieille femme ne serait jamais repartie en vie. Quelques années plus tôt, ses cendres auraient jonché la cour et auraient été dispersées dans la forêt. Sans sépulture, sans hommage, sans rien. Brûlée comme une bûche, comme un morceau de parchemin incommodant. Brûlée et oubliée le lendemain.

           Le son des sabots contre les dalles s'éloigna puis s'éteignit.

    « Merlin ? appela la voix de Guenièvre. »

           Il se tourna vers sa reine. Elle lui sourit gentiment.  

    « Tu viens ? »

           Il se rappela soudain qu'il était censé surveiller son roi.

           Roi qui avait déjà disparu à l'intérieur du château avec les chevaliers.

           Il s'inclina face à Gwen, rata sa courbette, manqua de se prendre les pieds dans ses braies en envisageant un demi-tour un peu trop rapide et se précipita à la suite d'Arthur dans les couloirs. Le gloussement de la reine l'accompagna dans les escaliers.

     

    Chapitre 2

     

    « J'ai envoyé un message à Mithian, déclara Arthur sans préambule quelques jours plus tard. »

           Merlin, courbé à l'extrême sur la table, occupé à dégager de la gadoue séchée des boucles d'une cotte de mailles avec la pointe d'une petite dague, lui adressa un « hein ? » d'une éloquence sans précédent.

    « Mi-thi-an, répéta Arthur comme si son valet était soudain incapable de comprendre sa langue, tu sais, les patrouilles, les bandits qui, je te cite, ''sautent les frontières'' ? »

           Merlin releva le nez de l'enchevêtrement de mailles métalliques. Son dos émit une série de petits claquements ronds et feutrés qui lui donnèrent l'impression d'être une timbale humaine. Il grogna. Quelle idée Arthur avait-il eu de tomber dans la boue, sérieusement ? Ne pouvait-il pas tomber dans l'herbe, sur les graviers, dans les cailloux, comme tout le monde ? Atterrir hors des choses impossibles à récurer ? Tomber en chemise, à la limite ? Ou mieux, tomber nu, pour que son valet n'ait pas à se charger du nettoyage. L'image mentale le fit glousser.   

    « Ravi que tes propres idioties te fassent rire !

    — Je suis hilarant, je n'y peux rien, balaya-t-il avec un sourire. Eh bien ? Qu'a-t-elle répondu ? s'enquit-il en frottant sa nuque endolorie.

    — Parfois, je me demande si tu comprends ce que je dis. Je lui ai envoyé un message, Merlin. Le pigeon est parti ce matin. À moins qu'elle m'en catapulte un en retour, je ne risque pas d'avoir une réponse avant une dizaine de jours. »    

           Il pouffa à nouveau. Imagina Mithian charger un pigeon sur un trébuchet. Arthur, voyant qu'il avait réussi à faire rire son valet, sourit quelques secondes mais perdit bien vite son air amusé. Merlin fronça les sourcils, se rembrunit à son tour, scruta le visage de son roi. Il était à peine quatre heures de l'après-midi. Que s'était-il passé dans la journée pour que la ride d'inquiétude fasse son grand retour sur son front ? Depuis le départ de Lot, pourtant, elle avait réussi à s'atténuer, presque s'effacer.

           Était-ce une dispute avec Guenièvre ? Non, raisonna-t-il, il l'aurait su. Arthur ou Gwen lui en auraient parlé et il aurait entendu les serviteurs cancaner toute la journée. Était-ce l'anniversaire du départ d'un proche ? Il fouilla sa mémoire. Sa mère était morte le jour de sa naissance, à la fin du mois d'avril. Son père, quelques jours avant Beltane. Morgane les avait trahis au début de l'hiver. Rien ne coïncidait. Ne restait plus que la possibilité d'un désaccord avec le conseil. Son sang se glaça. La sorcière repartie, libre. Le jugement. La magie.  

           Soudainement, il ne put plus supporter d'être assis à la table et se précipita vers un placard. Il lui semblait avoir vu un chiffon propre la dernière fois qu'il avait fait l'inventaire des appartements royaux... Avec un peu de chance, il pourrait perdre dix bonnes minutes à la recherche de l'objet, voire détourner complètement Arthur de ses pensées... Le tissu lui tomba sous la main, aux côtés d'une dizaine de vêtements cérémoniaux qu'il était censé avoir lavés et rangés des mois plus tôt. Ah. Raté pour la diversion de dix minutes, semblait-il.

    « Mais qu'est-ce que tu trafiques ? »

           Merlin repoussa vivement les habits et claqua la porte du placard. Arthur l'avait suivi et le dévisageait, interloqué, appuyé contre la colonne de bois du baldaquin. Son valet brandit le chiffon devant ses yeux en réponse et se lança dans une justification sans queue ni tête sur l'intérêt des lambeaux de tissus dans les tâches d'un serviteur. Le roi leva les yeux au ciel, puis, voyant qu'il ne s'arrêtait pas, une main. Merlin se coupa.  

    « Si tu prononces encore une fois le mot 'chiffon', je te promets que je te bâillonne avec ton foulard. Et tu me feras le plaisir de laver les vêtements qui sont là-dedans avant l'été prochain. Allez viens, ma cotte de maille est toujours sacrément sale et il faut que tu fasses mon lit. »

           Son valet grogna, le traita de tête de chou entre ses dents, mais obéit.

           Ce fut seulement deux heures plus tard, la peur de devoir parler de magie envolée, une fois la cotte de maille récurée et debout devant le lit débraillé du roi que Merlin comprit. Il n'avait pas laissé Arthur finir sa pensée. Ce n'était probablement pas de Mithian que son ami avait voulu lui parler. Probablement pas Mithian qui avait valu à la ride d'inquiétude de réapparaître.

           Il était un idiot.  

    « Vous avez dû renvoyer des hommes à la frontière, déduisit-il. »

           Arthur, tombé sur son grand fauteuil avec un verre de vin dans les mains et les yeux perdus dans le feu, se tendit. Touché.

    « Pas seulement des hommes, soupira-t-il. Bédivère et Keu mènent une petite troupe de soldats à Balor. »

           Merlin tira une couverture, repositionna un coussin, un œil rivé sur la silhouette blonde courbée à quelques mètres de lui. Dieux qu'il avait envie de franchir cette distance qui les séparait. Forcer le roi à poser son verre, relever le menton. Saisir ses doigts dans les siens, les réchauffer entre ses mains. Que n’aurait-il pas donné pour voir l'angoisse quitter ses yeux, être remplacée par la lueur d'amusement affectueuse qu'il aimait tant. Laisser la magie pulser contre sa peau, couler hors de son être, rejoindre l'âme de l'homme à qui elle s'était affidée. Il baissa les yeux, déglutit. Avec Arthur, offrir du réconfort physique était une tâche d’équilibriste. Un geste de trop, trop appuyé, trop doux, et Merlin serait repoussé sans ménagement.

           Résultat, le valet n’osait plus s’y risquer.

           Il relâcha l'oreiller, réalisa qu’il s’était mis à presser l’édredon contre son torse et s’empêcha d’y voir un acte manqué. Arthur ne se laisserait pas enlacer, mais Merlin, mains et magies liées, avait avec les années développé son propre arsenal pour le réconforter sans le toucher.         

    « Ce sont deux guerriers extraordinaires, assura-t-il. Même s'ils tombent sur les bandits, ils les vaincront sans souci. »

           Il le pensait sincèrement. Keu avait grandi avec Arthur. Avait appris à combattre à ses côtés, supporté les enseignements intransigeants d'Uther, les entraînements aux aurores en plein hiver, les quêtes impossibles et les remontrances qui suivaient toujours. De quelques années son aîné, c'était lui qui avait incité le prince à s'échapper de ses quartiers le soir de ses quinze ans pour boire et danser dans la taverne de la ville, fuite qui s'était soldée par des harangues paternelles sans précédent lorsqu'Arthur avait avoué ses excès à Uther le lendemain, penaud et prêt à vomir à ses pieds. L'année où Keu avait été adoubé, Arthur avait été sacré héritier.

           Mais petit à petit, les nouvelles fonctions du prince les avaient éloignés. Keu s'était durci, devenant bientôt un chevalier rustre et grossier, centré sur ses propres exploits et conquêtes, rudoyant les serviteurs. Merlin ne s'était jamais entendu avec lui, était même allé jusqu'à déclencher un conflit en prenant la défense d'Ibb une fois où l'autre homme dépassait les bornes avec la jeune femme, mais savait que malgré tout, pour Arthur, il demeurait aussi cher qu'un frère. Et un frère redoutable à l'épée.  

           Bédivère était son exact opposé. De quelques années plus jeune qu'Uther, calme et réservé, courtois, sérieux, il était l'image parfaite de l'homme lettré raisonnable et mesuré. Arthur, dans un grand éclair de génie, l'avait nommé connétable. C'était la seule fois où Merlin se souvenait avoir vu de la fierté s'inscrire sur son visage de marbre. Si on lui avait demandé de décrire le chevalier en un mot, il aurait peiné à trouver un synonyme plus acceptable que barbant. Avec Bédivère, impossible d'être surpris, impossible d'entendre un mot plus haut que l'autre, un glissement d'émotion ou de passion. L'homme était plat. Mou. Toujours bien droit, le regard solennel, la posture impeccable. Quelques années plus tôt, Gwen était même allée jusqu'à surnommer Bédivère La Pâte à Pain. Malléable, gonflant, à vous donner des envies de le frapper contre une surface plane pour le faire changer de forme, tenter de l’oublier sous un torchon pour le faire lever, mais irrémédiablement indispensable et pas si mauvais accompagné d'un bon fromage. Il ne se souvenait pas avoir autant ri que le jour où elle lui avait expliqué ce surnom, enivrée par le vin qu'ils avaient récupéré du banquet et chuchotant dans son oreille comme si elle lui avait avoué une terrible félonie.

           Au combat, Bédivère était bon, doué comme le sont ceux qui dédient leur vie à l'apprentissage d'un art. Curieusement, l'homme tempérait Keu et leur tandem fonctionnait. Alors Arthur exploitait ce petit miracle tant qu'il pouvait. Quitte à envoyer deux de ses meilleurs chevaliers droit dans la gueule du danger.  

    « Oui, marmonna le roi, tu as sûrement raison.

    — Bien sûr que j'ai raison, répondit Merlin du tac-au-tac. Faites-leur confiance et arrêtez de faire la tronche, ça tire vos joues et à ce rythme votre tête va finir par vraiment ressembler à un derrière de crapaud. »

           Cela eut au moins le mérite de prendre Arthur de court. Il se redressa et se tourna pour faire face à Merlin, un air outré peint sur ses traits.

    « Je te demande pardon ?

    — Toutes mes excuses mon bon roi, minauda Merlin en haussant la voix comme s'il parlait à une personne particulièrement âgée et dure d'oreille, j'oubliais que vous vous faites vieux ! Je disais : si vous continuez à tirer la tronche, vous allez vraiment finir par ressembler à un derrière de crapaud ! 

    — Tu vas voir, je vais te le montrer, moi, mon derrière de crapaud ! s'écria Arthur en se levant de sa chaise pour se diriger droit sur lui.

    — Oh pitié, non, rétorqua Merlin avec un pas en arrière, vraiment, non merci ! »

           Le roi lui fonça dessus. À son regard, Merlin comprit qu'il allait probablement finir coincé entre son coude et son torse, harponné par sa poigne de fer. Ou agrippé par les hanches et projeté en arrière jusqu'à ce que son corps rencontre un mur. Ou peut-être fouetté par une chemise, une tunique, une paire de braies… Il parcourut la pièce des yeux. Il y en avait une posée sur le lit, à quelques centimètres d'Arthur, aux côtés d'une de ses ceintures. Prise facile, rapide... Oh-oh. Il allait y avoir droit, à coup sûr.

           Merlin saisit un oreiller à l'aveuglette et le porta devant lui comme un bouclier. Le mouvement surprit son roi. Il suivit des yeux le trajet de sa main et rata complètement celui du coussin... qui le frappa en pleine tête.

           L'air confus et révolté qui se peignit sur ses traits arracha un gloussement à son valet. C'en fut trop pour Arthur. Le souverain plongea sur son lit, s'arma du grand traversin et se rua sur son serviteur qui poussa un cri perçant mais ne parvint pas à esquiver l'attaque. L'oreiller atteignit sa nuque, le fit tomber à la renverse et atterrir sur la couverture. Le roi rugit, victorieux. Fondit à nouveau sur lui, prêt à noyer Merlin sous les coups de coussin. Mais son valet était habile. Jeté directement dans un nid de munitions, il saisit un édredon dans chaque main, attendit qu'Arthur lui saute dessus... et joignit ses poignets. Le bruit étouffé de la collision des plumes avec le crâne de son souverain lui tira un éclat de rire.

    « Merlin ! »

           Arthur riait lui aussi, malgré ses efforts pour garder une moue offusquée. Alors Merlin se redressa, saisit l'épaule droite du roi, le tira à lui et profita de la surprise de son ami pour les faire rouler sur le lit. Enfin, il pourrait reprendre l'avantage ! Enfin, il pourrait se venger du seigneur des crétins et le rouer de coups de coussin jusqu'à ce que les forces l'abandonnent ou qu'il admette la supériorité technique de Merlin ! Enfin !

           Il n'avait cependant pas prévu que le bord du matelas soit si proche. Les épaules d'Arthur basculèrent en arrière. Merlin, accroché à son omoplate, suivit bêtement le mouvement. Ils tombèrent du lit dans un roulement de bras et de jambes. Le contact avec le sol leur tira un « outch » mais fut amorti par la quantité impressionnante de coussins et couvertures qu'ils entraînèrent dans leur chute.

    « Mer-lin ! râla le roi, empêtré dans une couverture.

    — Ar-thur ! répéta l'intéressé. »   

           Le son qui s'échappa de la gorge du souverain ressemblait plus à un caquètement qu'à un rire humain et Merlin se jura de le lui rappeler à chaque instant de son existence.

    « Tu OSES frapper ton roi ? Ton protecteur ? Ton maître ? Ton... »

           Il fut coupé par un coussin en pleine bouche.

    « Mon ‘’mphr’’ ? pouffa son valet. Oh oui, j'ose frapper mon mphr, parce que c'est une tête de nœud et qu'il est de mon devoir de dénouer tout ça ! »

           Il argumenta sa déclaration d'un nouveau coup d'oreiller.

           La bataille reprit.

           Lorsque Guenièvre entra dans les appartements royaux une dizaine de minutes plus tard, la grande table avait été renversée sur le côté pour servir de barricade de fortune, des édredons volaient dans la pièce, suivis par une nuée de plumes, et les deux hommes gloussaient comme des enfants, postés chacun à une extrémité de la pièce. Elle s'arrêta un instant sur le pas de la porte, les dévisagea successivement. Ils s'immobilisèrent.

    « Arthur. Merlin.

    — Guenièvre, répondirent-ils de concert. »  

           La reine ferma soigneusement la porte derrière elle. S'avança. Porta ses mains à ses hanches.

    « J'attends l'explication avec grande impatience.

    — C'est la faute de Merlin, dénonça immédiatement Arthur.

    — Eh ! protesta ce dernier. »

           Un coussin vola à nouveau, toucha le roi à l'oreille et glissa jusqu'aux pieds de Gwen. Elle se pencha pour le ramasser et haussa un sourcil, incapable toutefois de retenir le sourire en coin qui germait sur ses lèvres.

    « Quoi, ''eh'' ? Je ne dis que la stricte vérité ! Tu m'as traité de derrière de crapaud et je suis dans l'obligation de défendre mon honneur, bafoué par cette attaque inj... »

           Il fut de nouveau interrompu par un oreiller en plein visage. Le rugissement de contentement que Merlin poussa fut couvert par le gloussement de Gwen.

           Arthur émergea du coussin, l’air parfaitement outré et admiratif.

           Gwen plaqua sa main contre sa bouche pour s'empêcher de s'esclaffer trop bruyamment en voyant la moue offensée et les cheveux blonds en pétard du roi.   

           Gwen, qui avait lancé l'édredon droit sur la tête de son époux, et semblait ne pas regretter le moins du monde son geste ou sa visée parfaite.  

    « Trahison ! tonna Arthur. »

           La reine fut engloutie à son tour par la bataille.

           Merlin ne joua pas de luth ce soir-là, trop occupé à courir après des plumes.

     

    Chapitre 2

     

    « Est-ce que j'ai envie de savoir pourquoi tu as du duvet d'oie dans les cheveux ? demanda Gaius lorsqu'il rejoignit ses appartements quelques heures plus tard. 

    — Arthur a un derrière de crapaud.

    — Je n'avais effectivement pas envie de savoir. »

           Le vieux médecin leva les yeux au ciel mais l'aida tout de même à retirer les dernières plumes qui s'étaient plaquées contre sa tunique ou coincées dans ses habits. Ils dînèrent dans un silence confortable, entrecoupé seulement par les commentaires de Gaius sur sa journée, les progrès de Daegal, son nouvel apprenti, les remarques de Merlin sur les herbes qu'il avait repérées en patrouille la veille et le doux gargouillis de la potion en train de chauffer sur la table derrière eux.

           Une fois leurs assiettes vidées et soigneusement saucées, ils s'affairèrent tous deux à préparer leur journée du lendemain, Gaius empaquetant remèdes et onguents et Merlin relisant les discours qu'Arthur prononcerait face aux représentants des corporations de la ville. Mais malgré toute sa bonne volonté, il ne parvenait pas à rester concentré. Entre les lettres d'encre, il revoyait sans cesse le visage du roi, tiré par l'inquiétude, ses yeux bleus noyés de remords et de questions.

           La couronne était si légère, pourtant, entre ses doigts. Un cercle d'or parfait, d'une beauté fascinante. Mais une fois posée sur le front d'Arthur, elle se transformait en un terrible anneau oppressant et étrangleur, une muselière d’or bien plus lourde à supporter qu'à porter. Sous la couronne, la voix du roi était réduite à un murmure. Un souffle. Son cœur à un dangereux adversaire. Son individualité à une ombre. Et pourtant... Pourtant, malgré le poids du métal, malgré le poids de l'anneau, Arthur continuait à se ronger les sangs pour ses hommes, pour ses frères. La couronne tentait de lui faire plier le joug, de le faire devenir l'homme creux du pouvoir, une façade royale vide et béante, mais Arthur tenait bon. Arthur, toujours guerrier, toujours chevalier, tenait front. Alors Arthur s'inquiétait.

           Premier du royaume, pensa Merlin, mais toujours dernier apaisé.

           Il releva la tête du discours. Inutile de s'obstiner à tenter de travailler. Tout son corps, toute sa magie, tout en lui tendait vers la musique. Il repoussa les papiers du roi, étala un parchemin vierge par-dessus la pile et se saisit d'une plume. Nota pêle-mêle les mots que lui criaient son cœur. Obtint deux phrases. Les ratura. Recommença. S'arrêta. Partit chercher le luth. Se rassit à la fenêtre.

           Il composa ainsi une heure durant, chantant à voix basse, avant que Gaius ne l'interrompe. Le vieil homme le rejoignit sur l'alcôve et s'assit face à lui. Quelques instants, Merlin pensa qu'il contemplait pensivement la ville en contrebas avant de remarquer que c'était lui, la cible du regard perçant du médecin.

    « Qu'est-ce qui ne va pas, mon garçon ? »

           Il manqua de répliquer, instinctivement, que tout allait parfaitement, mais se retint. Gaius le connaissait un peu trop bien.

    « Je l'ignore, soupira Merlin. »

           Gaius haussa son Sourcil. Comment parvenait-il à le lever si haut sur son front ? Peut-être était-ce à force de contraindre son visage à de telles mimiques qu'il était parvenu à le hisser ainsi en diagonale... Le médecin avait après tout passé une vingtaine d'années au service d'Uther avant que Merlin ne débarque dans sa vie et ne devienne son fils spirituel. Il se savait responsable de l'apparition de nouvelles rides sur le visage déjà marqué par le temps de l'homme, mais le Sourcil avait existé bien avant son arrivée.

           Avant Merlin, tout juste vingt ans, océan de maladresse et de magie surpuissante sous le nez d'Uther. Qu'il avait changé, à présent, après dix ans sous sa garde.  

    « Je l'ignore, Gaius, répéta-t-il, sincère. Je devrais être heureux, pourtant, n'est-ce pas ? Arthur est enfin roi, Gwen est à son bras, la cour est débarrassée d'Agravain et plus personne n'a eu vent de Morgane depuis le mariage... Mais... Je ne sais pas, parfois, j'ai le sentiment que quelque chose manque. Que quelque chose me manque. Je regarde la ville et je suis envahi par la solitude, je regarde les étoiles et j'ai l'impression d'être perdu en mer. » 

           Il tourna les yeux. Gaius le fixait et il n'aimait pas être l'objet d'un tel examen. Ses émotions étaient complètement idiotes. Tout allait au mieux. Le royaume prospérait. Arthur consolidait ses alliances, travaillait à en établir de nouvelles. Il pouvait même jouer du luth pour son roi et sa reine. Qu'aurait-il pu demander de plus ? Comment aurait-il pu oser demander plus ?

    « Merlin... murmura gentiment Gaius, hésitant.

    — Ne me dit pas que c'est idiot, je t'assure, je sais.

    — Non, mon garçon, non. Ce n'était pas du tout mon propos.

    — Alors quoi ? Je ferais mieux d'aller dormir, oublier toutes ces idées stupides ?

    — Merlin. »

           La fermeté de son ton le coupa net.

    « Et si... risqua le médecin, et si tu révélais ta magie à Arthur ? »

           Cette fois-ci, Merlin attrapa ses yeux. Gaius était sérieux. Dix années passées à lui répéter de se cacher, d'être prudent, de ne laisser personne savoir, pas même Morgane, pas même Gwen, pas même Gauvain, personne, et il lui conseillait soudain de se livrer au roi ? Il serra les dents. La question le heurta bien plus qu'il ne l'aurait pensé. Il ne pouvait pas révéler sa magie à Arthur. Il ne pouvait pas.

    « Non, déclara-t-il. Non, je ne peux pas. »

           Il posa le luth. Se releva brusquement, roula tous les parchemins en hâte, les jeta sur les affaires à ramener au roi, ignorant Gaius qui tenta de glisser une main réconfortante sur son épaule. Il monta les marches de sa chambre d'une seule enjambée, ferma la porte derrière lui et s'écroula sur sa paillasse.

           Pourquoi était-il si blessé ?

           Avouer sa magie à Arthur. Trouver les mots, le lui dire. Le laisser voir. Briser le secret.

           Et si... ?

           Il y avait pensé des centaines de fois. Pensé au présent, pensé au passé, au futur, au conditionnel. À tous les temps et par tous temps. Il y avait pensé entre deux flammes, les soirs d'hiver. Dans les embruns du retour du printemps. Il y avait pensé au cœur de l'été, quand la chaleur entrait par vagues dans le château et chauffait les briques. Il y avait pensé entre deux combats, à terre comme à cheval, sur la route de la victoire. Il y avait pensé seul au milieu d'une armée de scorpions, sous le regard du Grand Dragon. Il avait même osé y penser en le regardant droit dans les yeux.

           Et si... ?

           Cela c'était réduit à un souffle, à un instant. Dans ces moments qu'ils partageaient parfois, entre la complicité amicale, la fraternité des soldats, et cet étrange fil qui n'appartenait qu'à eux et dont les vibrations faisaient trembler chacun de ses muscles. Un aveu sur le bout de son cœur. Parfois juste un mot. Un moment de tentation où la vérité attendait, suspendue au bout de ses lèvres. Comme la promesse d'un baiser interdit, d'un baiser volé, qui ne viendrait jamais. Les instants s'étaient multipliés, mais Merlin n'avait jamais pu le dire. Il se réfugiait derrière un sourire, un battement de main, une épée à polir, des tâches à accomplir. Il fuyait le regard de feu de son roi de peur qu'il ne lui brûle les ailes.

           Et si... ?

           Dans les moments de grande témérité, ces moments où Arthur s'accrochait à ses mots, s'abreuvait à son sourire pour s'empêcher de douter, il osait répéter les paroles prophétiques de Kilgharrah, enrouler la vérité et ses secrets dans un grand voile d'énigme et de mystère servi de promesses un peu trop sincères. Parfois, il craignait qu'Arthur ne saisisse la véritable portée de ses paroles. Qu'il comprenne, qu'il sente qu'il y avait derrière les serments de fidélité une loyauté qui dépassait l'affection ou l'amitié. Il avait foi en son roi. Et parfois, cela le terrifiait.

           C'est votre destin, Arthur. C'est vous, le Roi Présent et Futur, répétait-il, encore et encore, plutôt que d'oser dire la vérité.

           Arthur le regardait, une étincelle d'affection farouche logée au fond des yeux. Et l'aveu poussait fort, si fort, trop fort contre la barrière de ses dents. Alors Merlin baissait les yeux, disparaissait de nouveau derrière un masque de valet incompétent. Arthur riait, la bataille venait, ils oubliaient.

           Et le cycle sans fin reprenait.

           Gaius ne comprenait pas. Il ne pouvait pas lui dire.

           Son amitié avec Arthur était le ciment de son existence.

           Et Merlin était un homme égoïste.

           Merlin ne voulait pas perdre Arthur.

           Alors Merlin se taisait. Mentait.

           Et Merlin continuerait.

     

     

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